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Le mendiant de Mateur

Portrait

Abdelkrim avait cinq ans. On pouvait le rencontrer en 1960 dans les rues de Mateur, gros bourg qui se dressait dans une immense plaine agricole entre Tunis et Bizerte. Abdelkrim était de la couleur des rues poussiéreuses du village : il était toujours vêtu d’une longue robe droite qui semblait avoir été taillée dans un sac de toile de jute ayant contenu des pommes de terre. Son crâne était rasé, ses pieds nus ; seuls ses yeux, grands, d’un noir profond, très mobiles, attiraient l’attention du passant.

La ville

Qui était ce petit garçon ? Il habitait avec sa mère, une femme déjà âgée et trop malade pour travailler, dans un des gourbis de terre qui formaient un village à la limite du bourg, lequel village occupait tout un flanc de la colline où s’était élevée la ville moderne. Il était ocre comme la terre de laquelle il était né et, de loin, le visiteur n’en soupçonnait pas l’existence. Pourtant, des ruelles le parcouraient dans tous les sens.

gourbis

Les jours de pluie, les « maisons » et les « murs » de glaise qui les séparaient les unes des autres se dissolvaient dans l’eau comme du chocolat dans un liquide chaud. Il fallait rafistoler après chaque averse. Abdelkrim et sa mère vivaient de la charité des plus pauvres, c’est pourquoi l’enfant mendiait. Bien entendu, il n’allait pas à l’école : qui aurait pu lui offrir les chaussures et les vêtements nécessaires pour devenir un écolier ? Qui lui aurait donné le sac et les cahiers, les crayons indispensables ? Enfin, qui aurait gagné l’argent nécessaire à sa survie et à celle de sa mère ?

gourbis sous la pluie

Certes, le « ftaéri », le faiseur de beignets, lui en offrait parfois un, certes, le boulanger lui faisait parfois cadeau d’un bout de pain rassis, mais, dans Mateur, on se méfiait de ces petits mendiants chapardeurs et on les chassait comme on aurait chassé un chien affamé. Ces petits riens n’étaient pas suffisants pour survivre.

ftaéri
 au marché

Dans la plaine environnante vivait encore une famille de gros colons, les R… qui cultivaient la vigne et le lin : leur vin était célèbre et apprécié dans tout le Maghreb, ils étaient très riches. Madame R…, grosse dame bien en chair, qui avait dû perdre quelque membre de sa famille proche était toujours vêtue de noir. Elle venait de temps en temps en « ville » pour y faire des courses chez le Jerbien qui vendait tissus et couvertures de laine tissée, chez l’épicier qui proposait du fromage, denrée rare en Tunisie à l’époque, chez le pharmacien pour l’aspirine, les compresses et l’eau oxygénée afin de soigner ces maladroits d’ouvriers arabes qui se blessaient avec les machines agricoles, à l’église pour assister à la messe le dimanche…

 à l'épicerie
 à l'église

Madame R…faisait atteler la calèche de la ferme et son passage dans les rues de Mateur ne passait pas inaperçu. C’était la seule calèche à cent lieues à la ronde. Il y en avait sans doute eu d’autres, mais, après l’indépendance de la Tunisie, presque tous les colons étaient partis vers la France, emportant ou dispersant leur matériel. Donc, à Mateur, on ne voyait que la calèche de madame R…

en calèche

Les petits mendiants la connaissaient bien et quand elle circulait dans la rue principale où ils étaient stationnés, ils couraient derrière car madame R…, dans « sa grande bonté », lançait des poignées de bonbons dans la rue. Quelle aubaine pour ces enfants qui avaient le ventre vide et qui, comme tous les enfants du monde aimaient le sucre ! Abdelkrim courait moins vite que ses camarades plus grands et ne ramassait pas grand-chose lors de ces « généreuses » distributions et le partage équitable n’avait pas cours dans cette société d’enfants qui n’avaient, d’habitude, rien à partager.

distribution de bonbons

Finalement, les petits mendiants de Mateur qui ne dépendaient que des dons, soit en monnaie, soit en nature, étaient bien obligés de forcer la générosité des gens. C’est ainsi qu’un soir, vers 17h30, Abdelkrim se faufila dans le couloir étroit d’un immeuble du centre de Mateur situé juste en face du porche sous lequel il se tenait le plus souvent. Il s’assit sur l’une des marches qui montaient vers les deux étages de cette maison et il se mit à chanter. Sa voix était rauque, étonnamment puissante alors qu’elle émanait d’un si petit corps. Au premier étage vivait une jeune institutrice, une Roumia, qui lui donnait des pièces chaque fois qu’elle passait près de lui, dans la rue. Quand la jeune fille entendit cette étrange mélopée, elle n’eut pas de doute : on chantait pour elle car la locataire du second étage n’était pas chez elle. Qui pouvait bien la régaler ainsi d’une sérénade ? Elle ouvrit sa porte et découvrit l’enfant chanteur qui n’avait pas osé monter jusqu’au palier. Du haut de l’escalier, elle reconnut dans la pénombre les yeux noirs qui la fixaient, le petit visage était levé vers elle, il ne souriait pas mais continuait à psalmodier des mots qu’elle ne comprenait pas mais qui la bouleversaient. L’enfant voulait-il la remercier pour ses petits dons quotidiens ? Ou plutôt, réclamait-il quelque chose ? Elle aurait voulu prolonger cet instant d’émotion mais, elle ne pouvait communiquer avec le petit qui, déjà debout, semblait prêt à fuir. Elle avait remarqué que les gens lui disaient : « Bechouia » quand ils voulaient qu’elle patiente, accompagnant le mot d’un geste curieux de leur main, les cinq doigts réunis vers le haut. Elle prononça ce mot et fit ce geste pour retenir l’enfant qui s’était tu. Il ne quitta pas le couloir.

 Abdelkrim chante

Que pouvait-elle lui donner pour le remercier ? Quelque chose de plus précieux que la pièce habituelle ? Il y avait deux pommes dans une assiette sur la table, les pommes étaient chères car importées et, certainement, ce petit garçon n’avait jamais eu les moyens de s’en acheter une. Elle attrapa le fruit et se précipita dans l’escalier où Abdelkrim attendait toujours.

 la pomme

Le gros fruit rouge remplissait toute la petite main et l’enfant ne demanda pas son reste : il quitta le couloir dont la porte était restée entrouverte à toute vitesse.
La jeune enseignante alla se poster derrière la porte fenêtre de l’appartement qui donnait sur la rue pour voir le petit mendiant se régaler de sa pomme.

 derrière la fenêtre

Ce n’est pas ce qu’elle vit : les autres jeunes mendiants de la rue se précipitèrent vers Abdelkrim, une conversation agitée s’engagea et le fruit changea de main : le plus grand s’en empara et Abdelkrim courut vers la boulangerie. Il revint vite avec un demi-pain rond et la « Roumia » comprit ce qui venait de se passer : Il avait vendu sa pomme à l’aîné et avait préféré s’acheter un gros morceau de pain qui calmerait mieux sa faim.

Les mendiants et la pomme

Ce fut une leçon pour la Française qui venait de découvrir qu’une pomme pouvait être un luxe, que la sagesse d’une si petite personne pouvait être très grande, que si on voulait aider quelqu’un il fallait commencer par satisfaire ses besoins primordiaux. Elle se dit que, finalement, elle avait agi un peu comme madame R… Elle acheta souvent des pains et des sardines à l’huile pour que l’enfant n’ait plus faim. Elle rêva souvent au moyen d’envoyer Abdelkrim à l’école, et les autres enfants de la rue également mais cela resta un rêve !

 le rêve

Gisele 2018