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La colonie de vacances

Cette histoire s’est déroulée il y a bien longtemps puisque c’était en 1956. J’étais jeune monitrice de colonie de vacances, une « colo », organisée par la municipalité de Gennevilliers. C’était une ville ouvrière de la grande banlieue parisienne gérée par le parti communiste qui s’arrangeait pour que tous les enfants de six ans à douze ans puissent partir en juillet ou en août en vacances au bord de la mer, en Normandie, dans une vaste propriété (un château, des bâtiments neufs et un immense parc arboré), près de Granville. Cette année-là, j’avais 19 ans et le directeur de la colo m’avait confié un groupe de dix filles de douze ans : je dormais tout près de leur dortoir, je partageais la salle de douche avec elles, je mangeais à la même table qu’elles dans un grand réfectoire et, tout au long de la journée, je jouais avec elles. En deux ou trois jours, nous étions devenues des sœurs mais moi, la grande sœur, j’avais le pouvoir de décider d’une activité : promenade, exploration, bricolage, dessin… etc, car je savais ce qui pouvait être dangereux. Michèle, Rafaéla, Nicole, Suzanne, Jeanne, Lise, Laura, Renée, Monique et Marie m’écoutaient volontiers et me suivaient avec plaisir. Je discutais beaucoup avec elles pour savoir ce que ces fillettes de la ville avaient envie de faire.

 l'équipe de filles

Elles aimaient beaucoup la plage et la baignade. Nous avions deux bons kilomètres à parcourir sur de petites routes tortueuses tous les après-midi pour gagner les dunes et là, c’étaient des cris de joie tous les jours, au milieu des gerbes d’éclaboussures dans les périmètres de cordes installés là où la mer était peu profonde : les enfants ne savaient pas nager, les moniteurs et monitrices non plus, souvent. La plage restait le moment de la journée le plus attendu mais cette activité ne durait, tout au plus, que trois heures. Il en restait une dizaine pendant lesquelles il fallait occuper ces enfants : les amuser, les éduquer et même les enseigner, parfois.

la plage

En août 1956, les idées ne nous ont pas manqué : les dix filles étaient très inventives et s’amusaient de tout. Je me souviens de longs moments passés à jouer avec les chèvres d’Antonio, le gardien espagnol des lieux. Nous avions remarqué que les jolies bêtes adoraient grimper, sur tout et n’importe quoi ; une chaise oubliée là et hop ! une chèvre sautait immédiatement dessus et ne consentait pas à laisser sa place à l’une ou l’autre de ses compagnes, un tronc d’arbre abattu leur servait de perchoir aussi bien qu’un tas de pierres. Michèle eut l’idée de se mettre à quatre pattes pour voir ce que les biquettes allaient faire. La noire s’est immédiatement perchée sur son dos, alors...

chevre sur le dos

Suzanne et Renée se sont installées dans la même position près de Michèle et la chèvre se mit à parcourir les trois dos dans un sens puis dans l’autre. Un chemin surélevé de dix dos s’est formé pour le plaisir des trois biquettes et des dix filles qui ne se fatiguaient pas de se faire piétiner. Elles faisaient varier la hauteur du parcours en levant plus ou moins leurs fesses. Antonio s’étranglait de rire devant le spectacle. Très vite, des tas d’autres groupes d’enfants se sont mis à nous imiter et les chèvres ne se sont jamais fatiguées de ce jeu.

chevres sur les dos

Le long de la route qui menait à la plage, nous avions repéré une prairie dans laquelle avaient poussé deux pommiers. Nous n’avions jamais vu âme qui vive dans cette prairie. Nous avons poussé la barrière qui la fermait et découvert des pommes tombées sous l’un des deux arbres : de beaux fruits rouges et jaunes, contenant des vers, ce qui avait accéléré leur maturation. Nous les avons goûtés : leur chair blanche, un peu farineuse et très sucrée nous sembla délicieuse. Une pomme pour toutes les filles qui les aimaient à chaque passage, il y eut, sous ce pommier, de quoi transformer tous les voyages vers la mer en grands plaisirs.

le pommier

Un jour, nous sommes allées voir les bateaux dans le port de Granville. Hélas ! la marée était basse et les bateaux gisaient, couchés sur le flanc dans la boue du port. Nous avons décidé d’aller regarder de plus près les balanes, ces petits coquillages fixés sur les coques bleues des bateaux. Nous voici donc descendant les échelles métalliques le long des quais et, arrivées à leur pied, nos jambes se sont enfoncées lentement, avec une incroyable douceur dans la vase noire du port. Responsable de ce qui pouvait arriver aux enfants, j’ai commencé par avoir peur de me faire avaler tout entière dans cette boue mais, heureusement, j’ai senti le rocher sous mes pieds alors que j’avais de la boue jusqu’aux genoux et j’ai laissé venir les filles qui se sont trouvées avec des jambes gainées de noir jusqu’à la limite du short.

dans la boue

Toutes ont éprouvé la douceur de la boue et toutes sont remontées sur le quai vêtues de bas noirs. Jeunes éclats de rire sur le quai et sourires amusés des pêcheurs ! Les filles ont voulu revenir à « Château-Bonheur » (c’était le nom du lieu de la colo donné par la municipalité de Gennevilliers) ainsi déguisées, mais, de noirs, les bas sont devenus peu à peu gris puis se sont écaillés sur le chemin du retour. Nous sommes arrivées moins spectaculaires que nous ne l’aurions souhaité, mais, je suis sûre que les vieilles dames que sont devenues ces dix filles ont gardé le souvenir d’un joli moment de bonheur.

les bas noirs

Il y eut d’autres inventions amusantes : l’incarnation de personnages de tableaux célèbres pour reconstituer les images bien connues, l’apprentissage de tours de prestidigitation pour épater le reste de la colo, la fabrication de panneaux d’accueil décorés pour célébrer l’anniversaire d’un fameux moniteur, les jeux de piste pour chercher des trésors bien cachés et beaucoup d ‘autres jeux encore…Ce que je vais vous conter maintenant constitua certainement l’apothéose de ces moments heureux.

J’avais proposé aux filles d’aller à Granville, un jour de marché pour qu’elles voient tout ce que les paysans de la région y apportaient. Ces jeunes citadines étaient toujours disposées à découvrir les productions campagnardes. Les animaux les intéressaient particulièrement, les lapins et les volailles. Ce jour-là, sous une tente rouge, une dame présentait dans des boîtes de carton, des canetons d’un jour et des poussins d’un jour : petites boules jaunes caquetantes, serrées les unes contre les autres, qu’on avait envie de toucher pour en sentir la douceur. Les filles n’avaient plus envie d’aller plus loin, elles étaient fascinées par ce spectacle.

au marché

. C’est alors que Rafaéla proposa : « On pourrait acheter un poussin et l’apporter à Château Bonheur.
- Et on le garderait dans le dortoir, les filles ?
- Non, Gisèle, on pourrait lui construire un poulailler au bout du dortoir.
- Et qu’en feriez-vous dans trois semaines, quand vous retournerez à Gennevilliers ?
- On l’emporterait avec nous. »

tetes

J’imaginais mal le poulet voyageant en car puis en train une journée entière, alors, surgit dans ma tête l’idée de le confier aux fermiers dont les prairies s’étendaient en bordure du parc et que nous connaissions bien.
« Bon, d’accord, achetons un poussin ou peut-être un caneton ?
- Un poussin et un caneton, Gisèle, comme ça, ils ne s’ennuieront pas. » dirent toutes les voix enthousiastes.
J’avais un peu de monnaie dans la poche de mon short, assez pour acquérir deux petites bêtes que la marchande enferma dans une petite boîte aérée par quelques trous dans le couvercle.
Michèle, qui avait pas mal d’ascendant sur ses camarades, s’empara de la boîte et déclara qu’il nous fallait revenir immédiatement à la colo car il fallait entreprendre sans plus attendre l’édification du logement de nos petits pensionnaires : un poulailler, avec une pièce pour dormir, un espace pour jouer, se promener et picorer.
« Toi, tu iras demander un peu de blé à la ferme et tu le distribueras tous les jours, toi, tu ramasseras des escargots dans le parc pour nourrir Arthur et Joseph.
- Qui est Arthur et qui est Joseph ?
- C’est le canard qui s’appelle Arthur ! La décision fit l’unanimité, alors, va pour Arthur !
- Tu iras chercher les restes à la cuisine, Suzanne, et tu les rapporteras au poulailler. » Michèle continuait à distribuer les rôles que personne ne contestait tant elle avait d’autorité sur ses camarades.

Renée s’occuperait de changer l’eau destinée à la boisson des deux animaux, il fallait recruter une « charpentière », une spécialiste du grillage, une dame de compagnie pour qu’Arthur et Joseph ne s’ennuient pas, des vigiles pour assurer la sécurité du poulailler…
Les deux ou trois km qui nous séparaient de Château Bonheur furent vite avalés dans une excitation verbale qui me faisait sourire et me rendait heureuse.

Le retour

Au rez de chaussée du château, là où avaient été relégués des planches, du papier goudronné, des rouleaux de vieux grillages, des seaux, des truelles, des pelles et des râteaux, des pioches et tout un bric à brac datant de la restauration des lieux en colonie de vacances, elles trouvèrent outils et matériaux de construction. Elles obtinrent la clef de cette resserre auprès d’Antonio et elles piochèrent, ratissèrent, plantèrent des planches, clouèrent du grillage sur ces planches, bricolèrent une porte, couvrirent une partie de leur enclos, dressèrent une branche d’arbre tombée sous le « toit » pour faire un perchoir et, le soir, à l’heure du repas, le palace d’Arthur et de Joseph était terminé, jugé et apprécié par tous les autres enfants de la colo.

construction du poulailler

Après une ultime visite aux deux petites boules jaunes serrées l’une contre l’autre dans la boîte en carton du marché, après la douche et l’histoire du soir, enfin, tout le monde s’endormait.

Le lendemain matin, il n’était pas encore sept heures, un grand branle-bas dans le dortoir me réveilla. Que se passait-il ? Toutes les filles étaient regroupées au pied d’une des grandes fenêtres et regardaient le ciel avec angoisse. Elles avaient entendu des corbeaux coasser et étaient inquiètes pour Joseph et Arthur : et si les grands oiseaux noirs les avaient repérés, et s’ils avaient piqué sur le poulailler pour enlever les oisillons jaunes ? J’envoyai Lise jusqu’à la porte du poulailler afin de vérifier que tout allait bien. Elle revint avec un grand sourire : Joseph et Arthur grattaient déjà le sol dans leur enclos pour trouver graines et insectes et se portaient très bien. J’obtins que toutes se recouchent et tentent de dormir encore un peu.

dans le dortoir

Les jours suivants, elles tressèrent quelques branches de saules au-dessus de l’enclos pour que les corbeaux ne puissent découvrir la présence du caneton et du poussin.

les branches

Ça grandit très vite, ces animaux-là, cinq ou six jours plus tard, de vraies plumes blanches avaient déjà remplacé le duvet jaune. Les dix filles ne faillirent jamais pendant les dernières semaines de leur présence à Château Bonheur, Arthur et Joseph ne manquèrent jamais de nourriture, d’eau à boire, de compagnie et même, parfois, de caresses.

Le jour du départ approchait, ce serait demain et une question se posa au sein du groupe : Arthur était un canard, or, un canard, ça nageait sur une mare. Arthur devait faire l’apprentissage de la nage avant de gagner la cour de la ferme, le lendemain.

Dans le parc, les anciens propriétaires du château avaient construit un bassin rond dans lequel ils devaient faire nager quelques poissons rouges entre des nénuphars. Ce bassin était envahi par des herbes qui s’étaient développées sur la poussière que le vent avait déposée là.
« Allez, les filles, on va nettoyer ce bassin et le remplir d’eau pour offrir à Joseph une vraie vie de canard. »
Quel enthousiasme pour rendre à cette construction son aspect d’origine…ou presque ! Quand ce fut le moment du remplissage, toute la colo vint assister à l’évènement. Sous la direction d’Antonio, un long tuyau d’arrosage fut installé, l’eau s’enfuyait par toutes les fissures que nous n’avions pas su colmater mais une quinzaine de centimètres d’eau devaient suffire pour les ébats d’un jeune canard qui n’était pas encore bien gros.

Rafaèla partit en courant chercher Arthur et le plaça au centre du bassin. Tout le monde s’attendait à découvrir un oiseau glissant calmement sur la surface plane du bassin. Eh bien, ce n’est pas ce qui arriva : Arthur, dès le premier contact avec l’eau se mit à battre des ailes violemment, à cancaner avec terreur, à fuir en courant, au milieu de gerbes de gouttes d’eau vers le poulailler

canard dans le bassin

et, pendant que les enfants essayaient de le rattraper pour refaire une tentative, Joseph, qui s’était échappé de l’enclos mal refermé par Rrafaèla, mi-courant, mi-volant plongeait dans le bassin pour rejoindre son ami le canard dont il n’avait jamais encore été séparé.

poussin dans l'eau

L’affolement du moment passé devant un poulet trempé et transi de froid et un canard refusant désespérément d’évoluer dans l’eau, Arthur et Joseph enfermés dans leur enclos, un grand éclat de rire nous saisit toutes et tous nous venions d’assister à l’expression inattendue d’une amitié entre deux animaux d’espèces différentes qui refusaient d’être séparés. Le soir même, le canard qui détestait l’eau et le poulet qui pouvait entrer dans l’eau au risque de se noyer pour ne pas quitter son ami étaient transportés, l’un contre l’autre, dans les bras de Laura jusqu’à la ferme où le fermier écouta, ému et souriant, l’histoire du bassin. Il promit aux filles de veiller sur le bien-être de Joseph et d’Arthur et de ne jamais les séparer.

à la ferme

Dans le train qui les ramenait à Gennevilliers, les dix filles parlèrent beaucoup du caneton et du poulet, avec nostalgie mais aussi avec des éclats de rire en repensant aux évènements de la veille.

Dans le train

Un souvenir pour Angèle et Camille.Gisèle, novembre 2020.