image d'en-tête

Zohra de Zarzis

Zarzis est une cité qui a poussé entre mer et désert, enfin, plus tout à fait le désert depuis que des colons français ont planté les immenses étendues sablonneuses d’oliviers qui, finalement, se sont bien adaptés sous ce climat méditerranéen.

olivaie de zarzis

Zarzis, donc, s’étend, au ras du sol, dans la sebkha, plaine argileuse séparée de la mer par une crête rocheuse à peine plus élevée que le niveau de la mer. À chaque tempête, les vagues franchissent cette côte calcaire et envahissent la sebkha, y déposant, après évaporation de cette immense flaque d’eau de mer, une fine croûte de sel qui fait crisser et briller l’argile sous les pas et le regard de celui qui s’aventure dans ces terres entourant la ville. Le cœur de Zarzis, le quartier de la mosquée et des ruelles juives, a été érigé sur une butte rocheuse dominant la mer de si peu qu’on ne perçoit pas que la rue qui conduit au port en traversant Oum Sardouk descend. Tout autour de ce vieux centre, la ville s’est étalée à la manière d’un blob qui prend ses aises puisqu’il y a de l’espace.

 vue de zarzis

Quand je vivais à Zarzis, j’avais la sensation que la ville n’était qu’un mirage blanc posé sur une surface étincelante et, comme cela arrive pour les mirages, qu’elle allait s’évanouir à un moment ou à un autre. Cette agglomération ne me paraissait réellement vivante qu’autour de l’atelier du menuisier et dans l’enceinte du collège de la corniche où j’enseignais plusieurs centaines d’enfants. C’était une ancienne caserne qui avait été édifiée au temps de la colonisation dans la sebkha, juste derrière la barre calcaire bordant la mer. Nous habitions Oum Sardouk et je n’avais qu’à longer le bord de l’eau pendant environ deux kilomètres, sur une large piste pour arriver au collège. Beaucoup de nos élèves avaient, eux, un long chemin à faire, chaque jour, pour venir suivre les cours : la ville était si étalée, la campagne était tellement mitée par de minuscules « villages » de cinq ou six maisons reliées à Zarzis par un système complexe de pistes courant entre les oliviers.

sur la piste du collège  centre du village

La plupart de ces enfants parcouraient ces longues distances à pied, le matin et le soir. Les enfants de zarzis étaient certes moins malheureux que ceux du nord de la Tunisie, ils avaient moins froid et ne souffraient pas de la faim : tout le monde avait quelques oliviers, tout le monde pouvait pêcher et cultiver un peu de sable depuis qu’une énorme canalisation apportait l’eau dans tous les douars. Cependant, en 1970, ce n’était pas la richesse dans la majorité des familles akariennes et les enfants ne connaissaient ni le cinéma ni la télévision. Pas de bibliothèques non plus, à Zarzis, donc nos élèves ne lisaient que ce que les livres scolaires leur proposaient et ils étaient bien tristes. Pour aller à Sfax ou à Tunis, les grandes villes, il fallait prendre le car et cela coûtait cher, alors, tous ces jeunes n’avaient aucun moyen de quitter, physiquement ou en imagination, l’univers dans lequel ils étaient nés.
Une fillette de première année m’intriguait beaucoup, cette année-là : elle s’appelait Zohra. Son petit visage rond et doré me plaisait, il restait souriant même quand je lui rendais un devoir qu’elle estimait ne pas avoir réussi. Quand elle posait son regard noir sur quelqu’un ou sur quelque chose, j’avais l’impression qu’elle ne le déplacerait qu’après avoir percé le mystère qu’elle percevait. Elle faisait avec beaucoup de conscience le travail que je lui imposais et elle progressait vite en Français.

portraot de Zohra

En interrogeant des amis de Zarzis, j’avais appris dans quelles conditions difficiles elle vivait. Elle venait de Mouensa, un quartier de la ville très excentré, donc, elle marchait pendant cinq kilomètres pour gagner la corniche, peut-être un peu moins car elle connaissait certainement des raccourcis que j’ignorais. Son père était parti travailler en France mais, depuis quelques années, il n’était plus revenu et on se demandait s’il était mort sur ces terres lointaines ou s’il y avait fondé une autre famille. Zohra grandissait donc entre ses deux frères aînés, l’un assistant épicier, l’autre apprenant le métier de boulanger à Zarzis et sa maman qui cultivait quelques légumes, cueillait les olives quand c’était la saison, ramassait des herbes pour ses deux chèvres et celles de ses voisines moyennant quelques dinars. C’était l’oncle maternel de la fillette qui subvenait aux besoins de cette famille et, comme il n’était que maçon….Finalement, je pensais que Zohra avait de la chance malgré tout : elle allait encore à l’école quand beaucoup de fillettes de son âge n’y allaient plus, elles attendaient à la maison qu’on les marie.

ramassage de l'herbe
dans le jardin
 cueillette des olives

Un après-midi, j’avais quitté le collège assez tôt et j’étais allée faire quelques courses dans la ville. En passant devant la « librairie », petite boutique avec une petite vitrine dans laquelle le « libraire » exposait quelques livres scolaires, quelques cahiers, des corans, j’ai reconnu Zohra, figée devant la vitrine. Je me suis approchée doucement car je voulais voir ce qui l’intéressait au point de ne pas s’apercevoir de ma présence. J’ai tout de suite compris. Une affiche pédagogique intitulée « Le cirque » avait été déroulée derrière les objets exposés. C’était une affiche destinée à énumérer le vocabulaire du cirque : trapèze et trapézistes, jongleurs, clowns, Monsieur Loyal, musiciens, acrobates équestres …Des dessins aux couleurs vives illustraient tous ces mots. Dans un premier temps, je me suis demandé où le commerçant s’était procuré un tel objet puis à quel client il avait pensé en exposant ce panneau.

devant la librairie

J’ai demandé à Zohra si elle voulait que je lui offre cette image, mais, elle m’a sauvagement répondu : « Non, merci, Madame. » et elle s’est enfuie. J’ai songé acheter l’affiche pour la suspendre dans une des classes du collège, mais, le dessin des trapézites presque nus allait choquer le professeur de religion et on m’accuserait d’installer des idées malsaines dans la tête de nos élèves, alors, l’affiche est restée dans la vitrine du libraire, remplacée quelques temps après, par une autre intitulée « La rue ». Le libraire avait dû acheter tout un stock de ces images.

cours de coran

Au collège, le lendemain, Zohra s’est montrée telle qu’elle était d’habitude, appliquée, studieuse, souriante. Les mois ont passé jusqu’à cette journée où sont arrivés à Zarzis des camions rouges qui ont traversé la ville sous le regard ébahi des habitants. Les petits enfants se sont mis à courir derrière ces camions jusqu’à la sebkha. Un cirque !

 arrivée des camions rouges

Rien ne l’avait annoncé, aucune affiche sur les murs, aucune voiture munie d’un haut parleur. En quelques heures, le chapiteau fut monté et de la musique a envahi la ville. Des grappes d’enfants se sont agglutinées en bordure de la sebkha. Un haut parleur a annoncé en Arabe et en Français la représentation de la soirée, vers 18 heures.

le cirque dans la sebkha

Mon mari et moi sommes alors partis chez les commerçants les plus proches d’Oum Sardouk pour troquer nos billets de cinq dinars contre des pièces de quelques millimes que nous avions l’intention de distribuer aux enfants, à l’entrée du chapiteau.

Gisele change les billetsJérôme change

Nous en avons donné beaucoup, de ces pièces, nous avons été remerciés par des dizaines de sourires, mais, le plus beau de tous, celui dont je me souviens le mieux fut celui de Zohra : elle était là, parmi d’autres « grands » du collège. À chacun, nous avons donné le prix d’un billet et ils sont partis aussi vite que les petits pour l’acheter. Zohra n’a pas dit non car elle ne s’est pas sentie différente de ses camarades et, elle aussi s’est envolée vers le guichet du cirque.

distribution des pieces

Nous avons assisté à l’unique représentation, assis sur des gradins de planches très rudimentaires qui vibraient furieusement sous les pieds de tous les enfants tellement excités à la vision des clowns ou, au contraire, parfaitement silencieux quand les trapézistes s’élançaient. J’ai aperçu Zohra, de l’autre côté de l’arène : elle était calme, comme les autres adolescents au milieu desquels elle se trouvait, mais j’ai repensé à l’intensité de son regard quand le cirque était réduit à une simple affiche pédagogique. Aujourd’hui, sous ce chapiteau, comme ses yeux devaient briller !

représentation de cirque

Le lendemain, la sebkha était vide et la ville était de nouveau aplatie, blafarde, sous le soleil. La magnifique tache écarlate, bruyante et animée avait disparu dans la nuit. Je me suis toujours demandé quel souvenir ce court épisode de plaisir, cette ouverture sur un autre monde avaient laissé dans la tête de Zohra. Nous n’en avons pas parlé en classe car j’ai pensé que beaucoup de mes élèves n’avaient pu venir au cirque.
Gisèle, 2018.