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Pitchoune dans le jardin

Aplati sur les feuilles sèches des narcisses, le chat gris est parfaitement immobile. On sent que tous ses muscles sont prêts à agir, à le projeter sur le petit mulot qui, sans méfiance, émerge parfois du tapis de rubans beiges. Il a creusé son terrier au pied des narcisses, au printemps, car il y trouve souvent de quoi se nourrir : croutons de pain, pâtes en sauce rouge, épluchures de pommes de terre et de carottes que nous jetons là pour les hérissons de passage… Quand les narcisses ont fini de fleurir, les longues feuilles jaunissent se couchent et recouvrent l’entrée du terrier. Le mulot se sent bien protégé, de la pluie, du soleil, des chouettes et des chats. Aujourd’hui, il a flairé une odeur de pomme et décidé de sortir de sous cette couverture végétale pour se régaler avant que le jardin se réchauffe et voilà que deux pattes griffues s’abattent sur son museau. Très vite, le mulot roux recule et s’enfonce sous le couvert de feuilles, dans son trou d’où il ne bougera plus avant la nuit. Tant pis pour la pomme !

 Pitchoune et le mulot

Le chat est dépité : il ne jouera pas à mordre, à jeter en l’air, à poursuivre ce petit corps poilu qu’il finit toujours par tuer et qui ne l’intéresse plus quand il est inanimé. Mais, avant d’en arriver à ce point, lui, le chat, a passé un bon moment. Que va-t-il faire, maintenant ?

Reve de mulot

Il reste couché nonchalamment sur le lit de feuilles et observe ce qui se passe autour de lui : un papillon brun et orange volette avec vivacité, il se pose ici et là, sur les fleurs bleues des agapanthes haut perchées au sommet de longues tiges raides mais cet insecte étrange semble ne pas trop savoir ce qu’il veut, tantôt il est là-haut et paraît ne plus vouloir décoller des boules bleues, tantôt il se pose brièvement sur les fleurs roses des petits géraniums, à portée des pattes du chat qui ne résiste plus à l’envie qu’il a de briser les élans de ce joli papillon. Pitchoune, il faut être plus rapide si tu veux attraper ce papillon qui vient te provoquer jusque sous tes moustaches ! Il te voit, il sait que tu ne résisteras pas au plaisir de l’abattre d’un coup de patte et il s’échappe avant que tu aies pu tendre ton arme.

Pitchoune et le papillon

Heureusement, le jardin est grand et Pitchoune sait que les occasions de s’y distraire sont nombreuses. Ce truc qui se tortille sur la grosse pierre grise et qui n’a pas repéré le matou ! C’est un gros lézard vert, fluorescent sous le soleil. Pitchoune ne s’intéresse pas à sa beauté qu’il va détruire d’un bond.

Pitchoune et le lézard

Il atterrit, griffes sorties et gueule ouverte sur la queue du rayon vert. Il est sûrement content de lui, il la tient, la bête ! Eh bien non, elle fuit en zigzaguant et se faufile sous la pierre. Il a détaché la queue du reste de son corps et c’est elle qui gigote entre les pattes du chat. Il n’y a rien à manger dans ce petit bout de lézard, seulement de la peau et des os. Le félin l’abandonne là et part en quête d’une autre proie.

la queue du lézard

Un gros oiseau se pavane sur la cour, il est aussi gros que Pitchoune mais le chat ne doute ni de son habileté ni de son appétit. Les pattes repliées sous son ventre, il progresse vers le pigeon de manière imperceptible et le volatile continue à picorer ici et là sans manifester la moindre inquiétude

le pigeon

mais, quand le chat devient dangereux par sa proximité, d’un battement d’ailes soyeux et efficace, hop ! Le pigeon se perche sur la branche du pin où il reste quelques temps, l’air de dire au chat : « Tu vois, je suis plus malin que toi ! »

le pigeon s'envole

Pitchoune pense peut-être au petit rouge gorge qu’il a capturé hier et qu’il a rapporté à la maison pour jouer tranquillement avec : le lâcher et le laisser voleter pendant quelques secondes, puis le saisir de nouveau entre ses dents pointues, recommencer encore et encore jusqu’à ce que le petit oiseau devienne inerte. « Apprends, pigeon, ce qui t’arrivera quand je t’aurai attrapé ! » Pitchoune n’a sûrement pas envie de penser à la fin de son histoire avec le rouge gorge : quand Gisèle a vu l’oiseau, elle a obligé le chat à ouvrir la gueule et elle a subtilisé la petite boule de plumes qu’elle a laissé se reposer dans le creux de ses mains avant de le relâcher près d’une haie du jardin. Elle a grondé le chat : « Pitchoune, tu peux manger des croquettes autant de fois que tu le souhaites tout au long de la journée et pour jouer, tu as des balles qui roulent dans tous les coins de la maison, laisse les oiseaux tranquilles ! » Mais, Gisèle sait bien qu’un chat est un prédateur et qu’il est programmé pour chasser….

le rouge gorge

Le voilà couché dans les hautes herbes sèches de la prairie qui touche le jardin. Il ne semble pas être en chasse, il est trop détendu pour cela, mais, que fait-il là ? En m’approchant assez près, je découvre que sa patte de devant droite est posée sur un bel orvet tout luisant et immobile. Il n’est pas mort car ses petits yeux noirs sont très brillants. Je reste là, à observer car je suis intriguée par l’attitude des deux animaux : Pitchoune semble n’avoir aucune agressivité à l’égard du lézard et ce dernier ne cherche pas à fuir.

pitchoune et l'orvet

Le chat se redresse et saisit la longue lanière dans sa gueule. Elle pend de part et d’autre des mâchoires. Je pense alors qu’elle est trop mal en point pour tenter de s’échapper. Le prédateur dépose sa proie sur l’herbe rase de la cour.

 orvet dans la gueule de pitchoune

L’orvet glisse alors lentement vers la zone ensoleillée et le chat la suit sans chercher à l’arrêter. Le reptile s’enroule sur lui-même et le félin s’étale sur le dos, offrant son ventre aux caresses, ronronnant de bien-être. Doucement, dans une sérénité totale, l’orvet rampe sur le ventre du chat, tâte la tête de celui-ci à coups de langue rapides et, doucement, sans aucune précipitation, disparaît sous un buisson. Pitchoune ne le suit pas et vient se frotter contre moi qui suis ébahie : Les deux animaux me font penser à une paire de copains, sûrement pas à un prédateur et sa proie.

 orvet et ventre de pitchoune

Pitchoune continue à effrayer les merles, à vouloir attraper tous les insectes qui passent à sa portée, à guetter les mulots, à jouer avec les feuilles mortes recroquevillées ressemblant à de petits animaux se désagrégeant sous les griffes pointues …. Le jardin, les jardins des voisins n’ont plus de secrets pour lui, ni pour ce jeune chat noir au collier rouge qui a sauté sur le rebord de la fenêtre et scrute d’un œil inquiet l’intérieur de la maison. Gare à toi, chat noir, si tu rencontres le maître des lieux, Pitchoune, le terrible ! Il n’acceptera pas de partager son territoire avec un étranger venu d’on ne sait où.

 le chat noir

Eh bien, là encore, je me trompais puisque quelques instants plus tard, je découvre les deux chats allongés côte à côte, à cinquante centimètres l’un de l’autre, sur l’herbe douce de la cour, paisibles et complices. Pitchoune n’autorise pas son ami à pénétrer dans la maison, il s’assied devant la cuisine et, oreilles dressées, queue agitée, il semble bien lui dire : « Halte-là ! C’est MA maison ! Mais, dans le jardin, jouons et chassons ensemble ! »

 deux chats
pitchoune devant la cuisine

Qu’en est-il de l’orvet, alors ? Pitchoune est-il capable de développer une attitude semblable avec un animal d’une autre espèce ? Un orvet a-t-il la capacité de reconnaître les signes de sympathie chez un animal qui est d’habitude son prédateur ? Je devrais admettre que cela est possible puisque les chats et les hommes sont capables de s’aimer. Ce sont pourtant deux espèces bien différentes l’une de l’autre.

Attendons tout de même de voir si l’amitié que j’ai cru déceler entre mon chat et un orvet du jardin se manifeste de nouveau, de voir si je n’ai pas rêvé.

Quelques jours plus tard, sur la terrasse ensoleillée, Pitchoune est étalé sur les pierres encore humides de l’arrosage des géraniums. Il va faire très chaud et le chat semble vouloir profiter de la relative fraîcheur du lieu. Comme je m’en approche pour lui caresser le ventre, je découvre un orvet immobile, à la limite de l’ombre du chat. Je m’abstiens du moindre geste pour n’effrayer aucun des deux compères et pouvoir observer la suite des évènements. Personne ne bouge, mais, dans ma tête, les questions affluent et se bousculent : Est-ce le même reptile que celui déjà aperçu en compagnie de mon chat ? Est-ce qu’ls se « connaissent » depuis longtemps ? Depuis le début du printemps sans que nous, les habitants humains du jardin, ne nous soyons aperçus de rien ? Qu’est-ce qui a pu déclencher cette « amitié », cette tolérance entre deux espèces animales si peu semblables ? Comment font-ils pour se retrouver dans les trois mille mètres carrés du jardin ? Comment communiquent-ils entre eux ? …

chat et orvet sur la terrasse

Nous sommes bien restés cinq minutes tous les trois figés en une scène étrange où moi, représentante de l’espèce humaine dominant toutes les autres, j’étais bien obligée de me dire que je ne comprenais pas ce que je voyais, bien obligée d’admettre que les règles de la nature n’étaient pas immuables, que Pitchoune et cet orvet avaient pu transformer un sentiment de peur chez l’un en une grande confiance et un sens de la domination chez l’autre en un état d’égalité pour aboutir à cette « amitié » insolite. Après quelques touchers de langue du lézard sur le ventre du chat, il a lentement glissé sous les liserons et Pitchoune est venu se faire caresser par sa maîtresse.

lézard sous les liserons

Je n’ai plus jamais vu le chat et l’orvet ensemble, mais Pitchoune passe des journées entières dans le jardin et ne nous raconte pas ce qu’il y fait quand il rentre, le soir, pour manger ses croquettes et dormir dans son panier.

Quand je dis cette histoire d’un chat devenu l’ami d’un orvet, je vois bien que mes amis me prennent pour quelqu’un d’un peu dérangé, mais je leur conseille d’aller regarder sur U tube les milliers de vidéos publiées qui racontent comment le caneton s’endort entre les pattes d’un berger allemand, comment un corbeau apporte à son copain le poisson les bouchées de pain qu’il a trouvées… Je vous raconterai, un jour, l’histoire du canard qui avait un poulet comme meilleur ami.

corbeau et poisson

Histoire écrite en 2020 pour Camille et Angèle.