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Nemla ou une heure dans la vie d'une fourmi de Jerba

A Jerba, le jardin d'Ali et de Muriel était de sable, un sable ocre-rouge ou ocre-brun, ou de mille autres nuances d'ocres selon les endroits : un peu d'humidité sous un olivier ou un figuier, quelques brins de végétaux tombés, des grains de cailloux blancs contribuaient à modifier la couleur du sable, mais aussi, remontant du dessous, des profondeurs du jardin, des vagues ou plutôt des nuées aux teintes diverses arrivaient en surface pour composer cette palette d'ocres. Heureusement, j'avais pourvu ma boîte d'aquarelle de tous les tons de cette nature que j'avais trouvés dans la boutique et les mélanges possibles avec les rouges et les bruns allaient me permettre de rendre compte de toutes ces couleurs. Je disposais aussi de nombreux godets de verts car je comptais peindre les oliviers du jardin, mais aussi le svignes, les palmiers, les figuiers, les grenadiers...

 Les oliviers du jardin
jardin Abab

Une grosse fourmi vient de sortir de dessous un tesson de poterie, un de ces nombreux tesssons parsemés sur le sable de Jerba, témoins d'époques pendant lesquelles on ne connaissait pas encore les seaux de matière plastique, on n'utilisait que les poteries de Guellala, tessons émaillés de vert, de brun ou de terre brute, évoquant des formes pansues et douces. Je décide de suivre, autant que je le pourrai, le cheminement de cette belle fourmi pour en apprendre plus sur elle. En la voyant émerger de l'ombre du tesson, le mot qui m'est venu à l'esprit est "Nemla", c'est le nom arabe des fourmis et je trouve qu'il va bien à cette élégante bête qui part en exploration dans le jardin d'Ali.

 fourmi et tessons

Il y a peu d'herbes dans ce jardin et seulement, me semble-t-il, des herbes jaunes : il y fait très sec, mais, Nemla va me montrer que tout ce sable n'est pas aussi désertique que je pourrais le croire. Des plantes timides, discrètes, parviennent à s'y développer, à fleurir et je vais découvrir que Nemla s'en va de l'une à l'autre comme si elle en connaissait déjà l'existence, comme si elle en appréciait leur poésie ou plutôt, comme si elle espérait les trouver couvertes de pucerons nourriciers. La voilà qui escalade la tige d'une ravissante petite marguerite jaune dont la fleur, minuscule soleil pour moi qui la regarde d'en haut et grand parasol pour la fourmi qui l'aborde par dessous, est complètement épanouie ce matin. Je ne l'avais pas remarquée. De ses longues antennes, Nemla palpe la petite feuille découpée, n'y rencontre rien de ce qu'elle cherche et redescend vers le sable.

 fourmi et marguerite

Elle se dirige droit vers un plant de coquelicot qui a poussé un mètre plus loin. Une seule fleur est largement ouverte et les pétales presque transparents sont poussés par la petite brise qui anime le jardin en ce matin de mai. Nemla, encore une fois, a grimpé le long de la tige. Elle ne bouge plus. Peut-être est-elle venue là pour être balancée pendant quelques instants ? Pourquoi n'y aurait-il que les petites filles qui aimeraient se balancer ? Pourquoi les fourmis ne jouiraient-elles pas, elles aussi, de ce doux mouvement ? En tout cas, Nemla ne s'occupe absolument pas de moi, me semble-t-il. Elle se laisse tomber brusquement sur le sable quand sa balançoire s'immobilise, le vent cessant.

fourmi sur le coquelicot

Elle délaisse les herbes sèches qu'elle croise et fonce ( du moins me semble-t-il) vers un haut mât d'une quarantaine de cenntimètres qui se dresse derrière un pied de vigne : une boule de petites fleurs d'ail termine ce mât. Nemla ne va tout de même pas s'attaquer à l'escalade d'une telle perche lisse et glissante ? Eh bien, si ! La voilà qui trottine le long de la paroi d'un vert-rosé surprenant, à l'aise, pressée. Elle est arrivée sur la boule, elle balaie les petites fleurs blanches et roses de ses antennes. Ses mandibules sont trop petites pour que je puisse voir si elles s'agitent et capturent quelque chose, mais, Nemla reste là un long moment : elle doit y avoir un intérêt. Voilà, c'est fini ! Elle redescend. Je ne vois rien qui pourrait l'intéresser autour de nous, mais...

 sur la tige d'ail

Je n'avais pas vu cette dizaine de petites étoiles roses surmontant de fines tiges vertes, mais Nemla, elle, s'arrête au pied de cette réunin de petites plantes. Elle semble flairer chacune des tiges, cependant, elle n'éprouve pas le besoin de partir à l'assaut de ces étoiles. Je me dis que c'est peut-être l'odeur de ces minuscules inflorescences qui a attiré la fourmi, alors, j'en détache une pour la sentir. Seulement une faible odeur d'herbes sèche me chatouille les narines. Nemla est sans doute plus douée que moi pour percevoir une odeur.

 fourmi et étoiles roses

Chemin faisant, Nemla et moi croisons une plaque de crins de palmiers croisés en un tissage brun, tombé du palmier voisin. La fourmi y va sans la moindre hésitation et j'aperçois d'autres têtes, antennes, pattes de nemlas sortant un peu de l'ombre de l'objet. On se congatule, on se frotte les antennes les unes contre les autres. On marche sur la tête d'une copine pour en retrouver une autre. J'ai perdu Nemla de vue, je ne sais plus laquelle est laquelle, alors, j'imagine que, sous ces fibres de palmier se trouve l'entrée de la fourmilière, celle de Nemla ou une autre et je pense que ma rencontre s'arrête là.

 sous l'écorce du palmier

Un défilé de fourmis s'organise parmi lesquelles trotte sûrement Nemla. Passant à proximité d'une petite herbe bien verte terminée par de minuscules grappes de fleurs blanches, une fourmi se détache du groupe et s'aventure sur l'une de ces tiges, évolue en équilibre sur la fragile voie jusqu'à la faire pencher vers le sable devenu très chaud sous le soleil qui monte dans le ciel. Je décide que c'est Nemla et je continue à observer. Va-t-elle regagner le tesson sous lequel elle m'était apparue ?

 fourmi sur herbe verte

Une plante filiforme a poussé sous l'olivier ; chaque tige est terminée par un petit fruit charnu. Nemla s'arrête sous cinq ou six de ces fruits. Peut-être y a-t-il là quelques gouttes de nectar qui la désaltèrent ? Elle semble beaucoup apprécier ces endroits si j'en juge par la durée de cette étape. Je suis étonnée par l'indifférence de la longue colonne de fourmis sortie de sous l'écorce de palmier et qui passe non loin de la plante, mais, les membres de ce ruban semblent avoir un but commun alors que Nemla paraît ne faire que ce qu'ELLE a décidé de faire.

 plante à boules

Une petite touffe de rumex rouge se dresse sur le chemin de Nemla. Les vaches ne mangent pas le rumex dans les champs car ceux-ci les rendent malades. Et les fourmis ? Trouvent-elles quelque intérêt à les fréquenter ? Nemla s'arrête dans son ombre et se nettoie les spattes, les antennes, se repose (peut-être réfléchit-elle à la suite de son périple) et s'en va enfin...

fourmi et rumex

...vers les montagnes russes que constituent les racines d'un olivier majestueux : elle monte, elle descend, remonte et redescend et finit par se retrouver face à un gros, un énorme carabe noir. Que va faire Nemla ? Si le gros insecte menace la fourmi, je suis bien décidée à le déplacer avec mes grosses mains. Mais, la maligne fourmi disparaît dans l'ombre noire de la racine. Ce balourd de carabe n'a pas eu le temps de percevoir la présence de la fourmi mais, mon ombre gigantesque l'a effrayé et il se carapate de ses six pattes loin de l'olivier. Où est passée Nemla ? La voilà...

fourmi et scarabée

Elle trotte sur le sable, elle ne s'occupe plus de faire des haltes, elle ne cherche plus à rejoindre les petites plantes du jardin, elle file droit vers la tabia, la haie de sable qui borde le jardin, elle grimpe à toute vitesse dans l'ombre de l'aloès brun-violacé qui a poussé sur cette tabia ; " Je ne te suivrai pas, petite fourmi, il fait trop chaud pour moi et je suis incapable de franchir cette haie avec ton aisance. Je me suis bien amusée en t'observant pendant cette heure. Je n'ai pas appris grand chose sur ta vie mais je connais mieux le jardin. Je sais maintenant qu'il est peuplé d'organismes vivants riches de formes et de couleurs diverses qui méritent d'être admirées. Penche-toi, Gisèle, ne te contente pas d'un jugement rapide et dégoûté du genre : il n'y a rien à voir ici. La petite fourmi vient de te montrer quelques uns des trésors de ce jardin. Il t'en reste sûrement encore beaucoup à découvrir !"

fourmi sur la tabia

Je retourne vers les oliviers majestueux mais je n'oublie pas la timide marguerite jaune...
Histoire et aquarelles réalisées dans le jardin de Muriel et Ali Abaab, en 2007, par Gisèle.