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Moi, mes souliers...

Moi, mes souliers ont beaucoup voyagé Ils m'ont porté de l'école à la guerre J'ai traversé sur mes souliers ferrés Le monde et sa misère.
Moi, mes souliers ont passé dans les prés Moi, mes souliers ont piétiné la Lune Puis mes souliers ont couché chez les fées Et fait danser plus d'une.
Sur mes souliers y a de l'eau des rochers D'la boue des champs et des pleurs de femmes Je peux dire qu'ils ont respecté le curé L'pays, l'bon Dieu et l'âme.
S'ils ont marché pour trouver le débouché S'ils ont traîné de village en village Suis pas rendu plus loin qu'à mon lever Mais devenu plus sage.
Tous les souliers qui bougent dans les cités Souliers de gueux et souliers de reine Un jour cesseront d'user les planchers Peut-être cette semaine.
Non, mes souliers n'ont pas foulé Athènes Moi, mes souliers ont préféré les plaines Quand mes souliers iront dans les musées Ce sera pour s'y s'y accrocher
Au paradis, paraît-il, mes amis C'est pas la place pour les souliers vernis Dépêchez-vous de salir vos souliers Si vous voulez être pardonnés Si vous voulez être pardonnés.

Ecoutant cette chanson de Félix Leclerc, j’ai pensé à toutes les chaussures qui m’avaient menée à travers la vie et sur le sol de quelques endroits aimés.

( J'ai raconté cestte histoire de souliers à Michel Portier, il l'a illustrée en la transposant dans le monde des chats, des ours et des renards qui est bien plus drôle que celui des humains au milieu desquels je l'ai vécue.)

portrait de ma mère

Quand je suis née, mon père était cordonnier ou plutôt contremaître dans une usine de chaussures à Laval. Peut-être avait-il même, comme dans cette autre chanson fait sa demande en mariage en chaussant ma mère : il nous parlait souvent et admirativement des tout petits pieds de sa femme. Il lui faisait ses chaussures et cette évocation épanouissait toujours un grand sourire sur le visage de ma mère. Aux marches du palais Aux marches du palais Y a une tant belle fille lon la Y a une tant belle fille Elle a tant d'amoureux Elle a tant d'amoureux Qu'elle ne sait lequel prendre lon la Qu'elle ne sait lequel prendre C'est un petit cordonnier C'est un petit cordonnier Qu'a eu la préférence lon la Qu'a eu la préférence Et c'est en la chaussant Et c'est en la chaussant Qu'il en fit la demande lon la Qu'il en fit la demande La belle si tu voulais La belle si tu voulais Nous dormirions ensemble lon la Nous dormirions ensemble…

demande en mariage

On m’a dit que c’était lui qui avait fabriqué mes tout premiers souliers quand, à neuf mois, je me suis mise debout et ai continué à me déplacer en bipède. Petite fille, je sentais que j’avais été aimée plus que tous les autres enfants par un papa capable d’un tel talent : faire pour moi une paire de chaussures autrement dit deux objets relevant d’une très haute technologie. Il me semblait que mon père surpassait tous les autres qui étaient incapables de fabriquer pour leur petite fille de si jolis objets que deux petits souliers.

avec ma mère

Papa n’a pas continué à faire nos chaussures : il avait quitté le métier et je me suis trouvée ravalée au rang de tous les autres enfants que je connaissais et avec lesquels j’ai grandi. C’était la guerre et les chaussures étaient devenues pour toutes les familles un sujet de préoccupation : Comment se procurer le cuir nécessaire pour les tiges et les semelles que les enfants usaient tellement vite. Quelqu’un eut l’idée de faire courir les enfants sur d’épaisses semelles de bois sur lesquelles étaient clouées des tiges récupérées sur de vieilles chaussures usées ou taillées dans le mauvais cuir que les Allemands ne réquisitionnaient pas. Je ne me souviens plus de l’inconfort probable de telles galoches, mais je n’ai pas oublié le bruit que nous faisions en marchant, un bruit sec et métallique car, pour protéger d’une usure précoce les semelles de bois, nos parents taillaient, dans de vieilles boîtes de conserves aplanies des croissants d’aluminium qui étaient cloués au talon et au bout de chaque soulier. Je me souviens que j’éprouvais un grand plaisir à donner des coups de pied bruyants, en revenant de l’école, dans les vieux bidons qui servaient de poubelles et que les gens posaient sur le trottoir, attendant les éboueurs.

souliers dans les bûches

Une image me revient à l’esprit quand je pense aux chaussures de mon enfance : Dans la cuisine qui était aussi la salle à manger, le bureau pour faire les devoirs, la salle de bains du samedi, l’atelier de couture de ma mère, la salle de repassage... dans ce lieu très encombré, il fallait ranger les chaussures de toute la famille. Mon père avait donc installé, sous le plafond, une longue étagère de bois où l’on alignait les godillots qui n’étaient pas utilisés pour l’instant : les sabots de jardin de mon père et… je ne sais plus quelles autres chaussures puisque nous n’en avions qu’une paire chacun

Les souliers de l'étagère

mais je n’ai pas oublié, au bout de l’étagère, la paire de brodequins de cuir que mes parents avaient achetée pour moi. Mon frère devait avoir la même. Je détestais ces souliers alors que mon père vantait leur confort et leur solidité et je m’arrangeais pour n’en avoir jamais besoin. Aucune de mes copines ne portait de telles « godasses » et je ne me voyais pas sauter à la corde sur la cour de récréation pareillement chaussée. Mais alors, qu’est-ce que je portais ? Peut-être des souliers que ma mère rapportait de chez ses patronnes (Je mettais bien leurs vieilles robes) ? Peut-être que ma grand-mère m’achetait chez le marchand du quartier des chaussures plus légères ? (Je n’ai pas oublié les « couics » vendus, l’été, chez « Poirier », le chausseur du quartier : toile bleu marine pour le dessus et caoutchouc blanc pour l’épaisse semelle collée de manière assez baveuse à la toile. Oh ! merci, mémé ! je me suis sentie plus légère pour jouer à la marelle ou sauter à la corde.)

les couics

Pourtant, ces brodequins me furent bien utiles, un jour. Nous étions allés, mon frère et moi, à vélo, jusqu’à Rochefort. Sur la route du retour, je me trouvai bien fatiguée et le dis à Lucien qui me proposa, gentiment, de coller à sa roue, autrement dit de rouler immédiatement derrière lui, c’est lui qui fendrait l’air et je serai moins fatiguée. Naïvement, c’est ce que je fis et,

à bicyclette

presqu’immédiatement, il freina brutalement. Bien sûr, mon élan me fit le heurter et tomber, les pieds emmêlés dans les pédaliers. Lucien était très content du bon tour qu’il venait de me jouer. Il avait provoqué ma chute et il en riait aux éclats. Remontée sur mon vélo, je m’aperçus que ma cheville droite me faisait souffrir de plus en plus et je la vis gonfler, gonfler.

la chute

. En tombant, je m’étais fait une entorse. Il n’était pas question que je raconte à la maison les circonstances qui avaient provoqué cette blessure car Lucien risquait d’être puni de quelques coups de ceinture pour sa responsabilité dans cette histoire. Je lui en voulais mais pas au point d’accepter qu’il fût battu. Comment cacher cette entorse qui m’empêchait de m’appuyer sur mon pied droit ? De retour à la maison, J’eus l’idée d’utiliser mes brodequins ; si j’enfermais ma cheville dans le cuir très serré du montant, j’aurais peut-être moins mal. C’est ce que je fis et, en effet, la douleur devint plus supportable. Personne ne me posa de questions concernant ma légère claudication, mon envie soudaine, en plein été, de porter ces souliers que je ne mettais même pas par temps de neige. J’ai dû m’infliger ce supplice pendant deux semaines et mon entorse guérit grâce à ces godillots tant détestés.

cheville enflée

Je venais d’avoir une paire de souliers neufs car j’étais admise en sixième et, je suppose que c’était là ma récompense : des souliers rouges, avec des fantaisies sur le dessus. C’était un cadeau de mes parents qui faisait mon bonheur. Ma grand-mère mourut en ce premier trimestre de cours complémentaire. On ne me demanda pas mon avis : on barbouilla de teinture noire le joli cuir rouge de mes chaussures car je ne pouvais suivre le cercueil de mémé à travers la ville dans ces souliers qui attireraient immanquablement le regard des gens et que diraient-ils ? Que nous étions une famille qui ne respectait pas ses morts ? On a sans doute teint en noir le manteau gris, celui du dimanche, mais, ce jour-là, mes larmes furent celles d’une petite fille déçue par la couleur de ses souliers plutôt que par la perte de sa mémé qui ne lui manquerait que plus tard.

entrée en sixième

Il y eut, vers mes 13-14 ans, une paire de chaussures que j’ai beaucoup aimée : le dessus de chaque soulier était fait de fines lanières tressées de cuir gris, retourné. Jamais je n’aurais rêvé posséder de tels objets : j’en avais vu, exposé dans les vitrines les plus luxueuses des magasins du centre-ville, mais, cela valait très cher et je savais que mes parents ne feraient jamais une telle dépense. Voilà que nous venions de faire la connaissance d’un couple habitant Andouillé. J’ai oublié comment ces gens ont fait irruption dans notre vie de Lavallois, je sais seulement qu’ils étaient des cousins de mon père. Angèle et son mari tenaient la boutique de chaussures du bourg. Ils avaient deux garçons un peu plus âgés que moi. C’était une famille très accueillante et je ne manquais jamais l’occasion, quand j’allais à Andouillé ou Rochefort, d’entendre les mots chaleureux d’Angèle qui accompagnaient mon irruption dans la petite boutique. C’est elle qui me donna cette si jolie paire de chaussures grises. Avait-elle remarqué que mes « couics » étaient bien usés ? Me remerciait-elle d’un service rendu ? Avait-elle simplement eu envie de me rendre joyeuse ? Je ne me souviens que de mon plaisir, d’autant plus que la croissance de mes pieds étant terminée, je les portais longtemps, très longtemps, ces beaux souliers.

la boutique d'Angele

Je les portais encore lorsque je devins normalienne et lorsque Monsieur Vallée, notre professeur de sciences naturelles nous emmena, garçons et filles, dans la campagne mayennaise, à la découverte de milieux biologiques variés. Nous étions tous postés sur les gros cailloux, pas très stables, d’un gué qui permettait de traverser un cours d’eau large mais très peu profond. Cherchant à attraper une herbe aquatique qui poussait sur la pierre, je me penchai et déséquilibrai le gros galet qui me supportait. Me voici les deux pieds dans l’eau, retenue par mes amies, au milieu des rires de tous. Je grimpai sur un autre caillou et perdis mon soulier droit : délacé et devenu très lourd, il avait quitté mon pied en ne me laissant aucune possibilité de le rattraper tant le courant était vif à cet endroit. C’était un incident très amusant mais moi, je riais jaune. Avec quelles chaussures viendrais-je à l’école le lendemain ? Avec mes brodequins ? J’avais bien des basquets de toile mais le règlement de l’école précisait que nos tenues de sport ne devaient être portées que pendant les heures de sport. Tant pis, je mettrai mes basquets et on verrait bien !

dans le ruisseau

Le lendemain matin, je fus convoquée dans le bureau de Mademoiselle Gilles, notre directrice. Je pensai que j’allais me faire réprimander pour avoir désobéi au règlement. Ne voulant pas me sentir humiliée devant cette dame sévère, je ne comptais pas lui dire dans quel pétrin j’étais mais, toute souriante, elle me reçut pour me donner une enveloppe contenant quelques billets, me disant que l’école se sentait responsable de la perte de ma chaussure et que, par conséquent, j’étais autorisée à sortir en ville dès la fin des cours pour aller m’acheter de nouveaux souliers. Je n’étais pas dupe, je savais bien que l’enveloppe sortait de la poche de cette femme pleine d’empathie pour la jeune pauvresse que j’étais.

avec la directrice

Le soir même, j’ai acheté des mocassins de cuir gris, très élégants mais qui m’ont vite blessé un talon. Les pansements tout prêts n’existaient pas à cette époque et on ne se plaignait pas d’une malheureuse ampoule. PFTT ! Un petit chiffon plié dans la socquette suffirait bien à atténuer la douleur ! Je n’ai jamais aimé ces chaussures.

souliers d'indiens

Le bal donné par les écoles normales de garçons et de filles de Laval afin de récupérer assez d’argent pour organiser nos voyages de fin d’année, ce bal aurait lieu en juin, avec le grand orchestre de Jacques Hélian. Quel évènement ! Je n’étais pas trop inquiète au sujet de ma tenue car ma mère venait de transformer un manteau léger, en drap pied de poule noir et rouge que lui avait donné l’une de ses patronnes en une robe qui me plaisait bien, d’autant plus qu’elle l’avait agrémentée d’un joli col Claudine en piqué blanc. Mais, les chaussures ? Comment me procurer l’accessoire digne de ma robe ? Je n’étais pas la seule, dans ma classe, à me poser ce genre de question et, avec Marie, nous eûmes l’idée d’aller fouiller dans un énorme coffre de bois brut qui était entreposé dans la cordonnerie de l’école, pièce munie de casiers dans lesquels chacune de nous rangeait ses vêtements de sport et ses chaussures. Qu’y avait-il dans ce coffre ? Des dizaines de paires de toutes sortes. Peut-être allions-nous trouver là ce qui nous manquait : tiens, une ballerine noire, fine, découvrant joliment le dessus du pied. Elle est un peu grande pour moi mais avec une semelle, elle fera l’affaire. Et l’autre, la seconde de la paire, est-elle aussi dans ce coffre ? Mon cœur battait fort en écartant encore et encore toutes ces godasses abandonnées. La voilà ! Je compris alors pourquoi une normalienne avait jeté ces ballerines : il y avait un trou dans la semelle de celle-ci. Marie me dit : « Tu n’as qu’à te tailler une semelle dans un carton épais, le temps d’une soirée, ça sera bien assez solide. » Bonne idée ! C’est ce que je fis et ça tint toute la soirée. Personne, à l’exception de Marie, ne sut d’où venaient ces élégants souliers. Avait-elle trouvé son affaire dans le vieux coffre, Marie ? Je ne sais plus mais je pense que oui car elle s’était bien amusée à ce bal.

le coffre à chaussures

Ce fut le dernier cauchemar que j’eus à vivre à cause de mes chaussures car, ensuite, j’ai gagné assez d’argent pour en avoir plusieurs paires, adaptées aux divers évènements de ma vie : bottes rouges, souliers rose fuchsia, exactement du même rose que ma robe pour épouser votre grand père, chaussures de marche montantes, beiges, garnies de galons de trois rouges différents pour crapahuter dans la sebkha, à Zarzis, sandales rouges mettant bien en valeur le bronzé de mes pieds….

la roue de la vie

Histoire de Gisèle, illustrations de Michel Portier. Avril 2022.