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Mamadou, le Malien

Mamadou est né au Mali du nord-est, dans la ville de Gao. Imaginez une vaste étendue désertique qui s’est couverte, au cours des siècles, d’une multitude de cubes de pisé, chacun de ces cubes étant une maison qui abrite une famille. Certaines de ces constructions sont plus sophistiquées : des tours hérissées de bâtons pour les mosquées, des étages pour les habitations des plus riches et pour l’école. Les parpaings de pisé ont été moulés à partir de la glaise du désert si bien que la ville et le désert qui l’entoure sont tous les deux de la même nuance d’ocre-rouge.

Gao

Mais, si les murs et le sol se confondent, les habitants, vêtus de tissus bleus, roses, blancs, jaunes, violets animent joyeusement cette cité.

les gens de gao

La maman de Mamadou, Ezima, couvre ses cheveux noirs et très frisés d’un ample turban qui peut être jaune ou vert clair pour faire ressortir son teint sombre, ses grands yeux noirs et ses lèvres presque violettes. Elle est belle, Ezima, elle rit tout le temps, elle est heureuse de vivre entre son petit garçon de six ans qui va déjà à l’école et son mari,

Ezima portrait

Mamadou également, qui parle si bien le français qu’il est devenu guide pour les touristes venus à Gao afin de partir, juchés sur des dromadaires, en balade dans les dunes. Mamadou a pu acheter deux dromadaires. Il compte en acheter bientôt un troisième car les touristes français sont souvent généreux avec lui.

Les chameaux de Mamadou

Mais non, rien ne se passera comme l’ont imaginé Mamadou et Ezima. Une nuit, on tape violemment à la porte de bois qui ferme la maison. Mamadou ouvre et est bousculé par quatre « hommes bleus », des Arabes enveloppés dans leurs chèches indigo, dans leurs vastes gandouras de la même couleur. Ils sont armés de kalachnikovs noires, ils vocifèrent dans une langue inconnue, qui n’est ni du Français ni du Bambara. L’un d’eux finit par dire, en français : « Tu travailles avec des mécréants, tu ne fais pas la prière dans les dunes, tu écoutes de la musique avec ces chiens de touristes, tu n’es pas un bon musulman, tu ne mérites pas de vivre. » et ils entraînent Mamadou vers un pick-up garé non loin de là. Ezima crie et se griffe le visage, Mamadou, son fils, est accroché à sa robe et appelle « Bâba, bâba… », mais, la voiture est partie, emmenant son papa. Ils pleurent tous les deux, mais, ils n’ont pas compris ce qu’ont dit les Arabes, alors, ils ont l’espoir de voir revenir Mamadou.

 Arrestation de Mamadou

Quand le jour arrive, Ezima raconte à ses voisins le rapt de la nuit. Ils vont tous exposer les faits auprès de la police malienne qui dépêche la seule jeep de Gao à la recherche des malfaiteurs. La jeep revient chargée du corps de Mamadou que les policiers ont trouvé, jeté sur la piste, abandonné-là par ceux qui l’ont enlevé. Il est enterré le jour même.

 corps de Mamadou

Ezima n’a plus les moyens de mener la vie joyeuse et insouciante qu’elle menait avant la mort de son mari. Elle vend les deux dromadaires et propose ses services comme femme de ménage. La municipalité l’embauche : elle nettoiera l’école, ce qui permettra à Mamadou junior de fréquenter cette école sans rien payer des frais habituellement demandés aux familles. Dans les mois qui suivent, d’autres hommes sont capturés et tués par les combattants de DAESH, ces musulmans fanatiques qui font disparaître les adolescents surpris à jouer au ballon dans les dunes,

 Foot dans les dunes

qui démolissent les marabouts érigés en souvenir de saints hommes, qui capturent des jeunes femmes qu’on ne revoit plus jamais, qui font vivre tous les habitants de Gao dans la peur.

Démolition des marabouts

Malgré tout, l’école continue à fonctionner, dans une grande discrétion pour ne pas attirer l’attention des Jihadistes : les volets restent fermés toute la journée, les écoliers, qui ne sont plus aussi nombreux qu’autrefois, avant l’arrivée de DAESH, se faufilent dans les rues, un par un, sans cartable et le portail n’est ouvert que le temps de laisser entrer chaque enfant. Parfois, même, le maître enseigne ici ou là, chez des parents qui s’organisent pour résister aux volontés de ces sauvages de DAESH. En tout cas, pendant toutes ces années de leur présence à Gao, Mamadou a continué à apprendre le français.

L'école de Gao

Il a maintenant douze ans, il parle et écrit cette langue. À la maison, la situation s’est dégradée en six ans : les touristes, auxquels Ezima aurait pu vendre les tissus en poils de chameaux filés et tissés dont elle s’était fait une spécialité, ne viennent plus depuis que l’un d’eux a été capturé et décapité par les membres de DAESH. Mamadou aide sa mère autant qu’il le peut : il va faire les commissions pour les femmes qui n’osent plus sortir de chez elles, il apprend à lire et à écrire aux tout jeunes enfants que les mamans n’envoient pas à l’école de peur d’un kidnapping, les gens lui donnent quelques pièces ou un peu de nourriture : du mil, quelques gombos, une carcasse de poulet…. Mais, il voit bien que sa maman est devenue toute maigre, qu’elle peine de plus en plus à composer un repas par jour pour eux deux.
Mamadou vient d’avoir quinze ans. La sécurité autour de Gao s’est considérablement améliorée depuis l’installation d’un camp de militaires français à la sortie nord de la ville. Les combattants de DAESH sont morts ou ont été repoussés vers le nord. Ils sont beaucoup moins actifs qu’ils ne l’ont été.

Le camp militaire

Mamadou s’est lié d’amitié avec deux jeunes militaires français qu’il vient voir tous les jours. En bavardant avec eux, il perfectionne son français,

les amis militaires

mais, cela n’améliore pas sa situation matérielle ni celle de sa mère. Il a entendu dire, au marché, qu’un homme, un Malien, connaît un chemin qui, à travers le désert, permet de gagner la Tunisie. Là, on peut monter sur un bateau et atteindre une île italienne : Lampedusa, puis la France où il est possible de gagner beaucoup d’argent. C’est certain, on peut devenir riche en France : ses amis militaires lui ont montré les photos de leurs familles installées dans de grandes maisons de pierres entourées de jardins avec des arbres, des fleurs, des chiens… Ah ! si Mamadou pouvait aller en France, il travaillerait, poursuivrait ses études et pourrait devenir médecin.

Les photos

Il enverrait de l’argent à sa mère. Alors, Mamadou décide d’entrer en contact avec ce passeur : il s’appelle Mohamed, on le rencontre à la lisière de la ville, assis sous un acacia où il règle ses affaires avec des hommes de Gao. Mamadou se rend sur ce lieu où il apprend que, pour entreprendre ce grand voyage vers l’Europe sous la protection de Mohamed, il lui en coûtera 200 000 francs CFA. Il raconte à Ezima son rêve d’Europe, elle le partage, mais, comment trouver 200 000 francs ? Elle va vendre sa maison, ses tapis, les bijoux qui lui restent, elle ira vivre à la sortie de la ville, dans une baraque en planches qu’elle louera pour une somme minime. Ce sera temporaire puisque, dès son arrivée en France, Mamadou lui enverra de l’argent et elle pourra alors louer quelque chose de mieux en ville.

 Le passeur Mohamed

Ce matin, Ezima accompagne son fils au lieu de rendez-vous fixé par le passeur. Mamadou retrouve un groupe d’hommes, tous candidats à l’émigration, à la recherche d’un avenir meilleur. Elle est inquiète, elle n’a jamais quitté son fils et des bruits courent qu’on reste parfois sans nouvelles de jeunes gens partis vers l’Europe, mais, Mohamed semble être un brave homme, il dispose d’un camion pour faire traverser le désert à ce groupe d’hommes et, elle a cousu, dans la doublure de la veste de Mamadou, son dernier bulletin scolaire qui dit les bonnes notes qu’il a obtenues à l’école de Gao et l’appréciation élogieuse du maître. Le jeune homme pense qu’un tel bulletin sera un sésame, en France, qui lui ouvrira les portes des administrations françaises et peut-être même celles d’une grande école.

Rendez-vous avant départ

Après avoir serré sa mère dans ses bras, après lui avoir promis de revenir la chercher dès qu’il serait riche, le garçon saute dans le camion.

 Les adieux

Ezima reste-là jusqu’à ce qu’elle ne voie plus, n’entende plus ce camion. Elle est seule, maintenant mais elle a une grande confiance en son garçon et elle sait qu’il ne la trahira pas.

Le camion s'éloigne

Le camion cahote, tangue, fume sur la piste du désert malien, piste qui court vers le Sahara algérien. On sent bien que ce camion souffre sur les ondulations du terrain, qu’il fume davantage. Il faut, de plus en plus souvent, au cours des jours, remettre de l’eau dans le radiateur, de l’huile dans le moteur. Mamadou voit, avec terreur, se vider les bidons d’essence accumulés au fond du camion. Il ne sait pas exactement quelle distance sépare Gao de la Tunisie, mais la carte qu’il a regardée dans la classe lui a montré qu’elle faisait bien dix fois la distance Gao-Tombouctou or, le conducteur de l’engin qu’il a interrogé vient de lui dire qu’ils n’avaient parcouru que cinq fois cette distance.

 carte Afrique

Mamadou, un peu musulman et un peu animiste, comme l’était son père, prie Allah et le dieu du désert : « Que ce fichu camion ne tombe pas en panne au milieu de ces dunes, qu’une tempête de sable ne se lève pas, que nous ne soyons pas attaqués par des Jihadistes dans cette immensité vide. »

Les dieux

Non, ce n’est pas une panne, mais le camion s’arrête. C’est un puits. « Vous allez pouvoir remplir vos gourdes, annonce le chauffeur. Le camion ne va pas plus loin, vous finirez le chemin à pied en marchant toujours vers le nord-est. » Les hommes protestent, mais, vif comme l’éclair, il est remonté dans la cabine et démarre le moteur.

 Le puits

Si Allah et le dieu du désert ont un œil tourné vers ce puits, ils voient une dizaine de petites fourmis noires s’agitant sur l’ocre du sable et des pierres. Ce sont nos amis de Gao qui se sentent perdus mais qui n’ont d’autre solution que de prendre la route vers le nord-est.

Les fourmis dans le désert

Heureusement, ce sont des hommes du désert qui connaissent bien le ciel et la position du soleil, des étoiles, leur donne le chemin à suivre. Ils savent aussi se protéger du soleil en enveloppant leur tête dans leurs chèches, résister au froid de la nuit en se couchant les uns contre les autres. Ils ont peu à manger, quelques dattes leur suffisent pour tenir une journée et quelques gorgées d’eau au moment le plus chaud de la journée.

 nuit dans les dunes

Pourtant, au bout de cinq jours de ce régime, un homme, le plus âgé, n’en peut plus. Il s’assied dans l’ombre d’une dune et demande aux autres de ne pas l’attendre. Mamadou a soif, il est si fatigué qu’il a envie de faire comme ce vieil homme, mais, il pense à sa mère, à son rêve qu’il ne veut pas voir disparaître sous ces grains de sable.

 Abandon dans les dunes

Alors, il marche, marche, marche. Ils perdent encore deux hommes mais, les sept qui restent finissent par apercevoir, au loin, le cube blanchi d’un bâtiment : un poste de douane ? Ils franchiront la frontière la nuit, ils ne savent pas si les Tunisiens acceptent facilement les étrangers à la peau noire, démunis d’autorisations d’entrée sur leur territoire. À la nuit, le groupe de migrants décide de s’éloigner de ce bâtiment. Ils descendent un peu vers le sud, obliquent plein est après quelques kilomètres et marchent toute la nuit dans cette direction. Au matin, après avoir traversé des étendues de sable ou de pierres dépourvues de vie, ils arrivent au bord d’une piste entretenue, dont le sable a été repoussé sur les côtés, dégageant ainsi une borne kilométrique sur laquelle Mamadou peut lire : Ksar Ghilane, 5 km. Les hommes décident de se rendre dans ce lieu car ils ont besoin de boire, de manger et de se laver. Ils espèrent y trouver des gens compréhensifs et ils comptent sur Mamadou et son français pour expliquer ce qu’ils ont déjà subi et demander un peu d’aide.

borne

Voilà quatre dromadaires qui arrivent, majestueux, en face de ces sept miséreux, couverts de poussière, qui se traînent plus qu’ils ne marchent dans des savates éculées le long de ce chemin pierreux. Trois jeunes femmes et un homme, portant tous chèches bleus et gandouras blanches, sont juchés sur les bêtes qu’ils arrêtent quand elles arrivent à la hauteur des hommes épuisés. « Vous avez besoin d’aide ? » interroge, d’emblée, l’une des jeunes touristes. Les six visages noirs se tournent vers Mamadou : « Oui, Madame, nous avons faim et soif.
- Tu parles bien le français. D’où venez-vous, tous les sept ?
- Nous venons de Gao au Mali.
- Mon Dieu ! Ne me dites pas que vous avez traversé tout le Sahara à pied ? »
Mamadou explique rapidement l’essentiel de leur aventure, pendant que les trois femmes couchent les chameaux, en descendent, détachent des selles les bouteilles d’eau minérale qu’elles y avaient fixées et les tendent aux Maliens qui les vident en un clin d’œil. Elles entament une discussion à voix basse avec le jeune guide tunisien qui les accompagne.

Rencontre avec les touristes

Tous les quatre décident d’accompagner les sept malheureux jusqu’au camp de tentes dressé en bordure de l’oasis de Ksar Ghilane et peu occupé en ce mois de mars. Deux tentes sont libres. Ils vont demander au gérant du camp s’il ne peut pas héberger ces migrants pour une nuit de manière à les requinquer et leur permettre de poursuivre leur voyage vers la mer.
« Montez sur les dromadaires, dit une jeune femme, deux par bête, nous allons rentrer à pied et nous allons vous aider autant que nous le pourrons. » Des hommes sales et fatigués installés sur les tapis rouges des selles, des femmes pimpantes marchant à côté des dromadaires, l’étrange caravane franchit l’enceinte de palmes du camp.

la caravane

Barmen, serveurs, touristes, hommes de service accourent et aident à débâter les animaux, entraînent les Maliens vers la tente abritant les cuisines, les font asseoir autour d’une grande table et leur apportent un énorme plat de couscous, des cuillers, des verres et des bouteilles d ‘eau. Tous veulent entendre Mamadou leur raconter ce qu’ils ont vécu, tous y vont de leur commentaire, scandalisés par l’inconséquence du passeur abandonnant dix hommes dont un enfant en plein désert.

 le couscous

Le cuisinier du camp, un Tunisien noir, organise une collecte de vêtements à laquelle touristes et locaux participent : des pantalons, des chemises et des t-shirts, des sous-vêtements sont rapidement répartis selon les tailles entre les sept migrants qui sont conduits vers la piscine où ils peuvent utiliser les douches habituellement réservées aux baigneurs. On leur apporte savon, serviettes et peignes. Devant tant de générosité spontanée, le gérant ne veut pas être en reste et décide de faire installer trois lits de camp supplémentaires dans les tentes inoccupées. Les Maliens pourront y dormir.

 douche au camp

Mamadou, avant de s’endormir entre des draps blancs et doux, pense à sa mère et se dit qu’il a bien fait de partir, qu’il pourra très vite lui envoyer de l’argent car, ce soir, il pense que le reste du monde est à l’image de ce camp. Le lendemain matin, la formidable solidarité se manifeste encore : L’une des jeunes touristes rencontrées la veille apporte une enveloppe contenant 220 dinars tunisiens, c’est la somme récoltée auprès des Français venus passer quelques jours de vacances à Ksar Ghilane. Elle apporte également une adresse, celle de ses parents qui ont une grande maison à Lyon. Elle se fait fort de les convaincre d’héberger Mamadou quand il aura réussi à franchir les frontières qui le séparent encore de la France. Le jeune homme n’a même pas eu besoin de sortir son bulletin de très bon élève de la doublure de sa veste pour qu’une Française croie en lui. Un avenir clair et lumineux se dessine dans sa tête.
Le gérant vient chercher les sept hommes reposés, propres et nourris : une voiture va quitter le camp pour Tataouine où se tient un grand marché. Les migrants peuvent en profiter. Ils pourront gagner Zarzis en car, en louage, ou à pied, ce n’est pas si loin.

 A Tataouine

Ils décident d’économiser les dinars pour payer leur passage en bateau vers l’Italie et quittent donc Tataouine en marchant. Personne, le long de la route, ni les louages à moitié vides, ni le car presque vide, ne leur a proposé de les emmener, mais, ils ont des ailes tous les sept : leur passage dans le camp de Ksar Ghilane les a fait pousser, alors, aller jusqu’à Zarzis, ce n’est rien. Ils y sont, les voilà au port. Il y a tant et tant de barques que l’une d’elles doit bien aller jusqu’en Italie. C’est Mamadou qui est chargé de contacter les pêcheurs puisqu’il parle français. On l’envoie vers un homme, puis, vers un autre et encore un autre…Finalement, on leur propose de se joindre à une dizaine de Tunisiens qui ont acheté une vieille barque munie d’un moteur hors-bord. Les 220 dinars sont bien utiles dans cette transaction, mais il faut leur ajouter quelques billets de francs CFA.

au port

Ils seront donc dix-sept dans cette barque qui, d’habitude, du temps de son service normal, ne véhiculait que deux ou trois pêcheurs, mais, Lampedusa n’est qu’à environ 200 km de Zarzis. En partant de bonne heure un jour de très beau temps, ils devraient atteindre l’île italienne le soir.

carte zarzis lampedusa

C’est le grand jour ; deux gros bidons d’essence ont été déposés dans la barque et les dix-sept hommes se tassent les uns contre les autres au fond. Il fait encore nuit et les policiers du port dorment. L’embarcation sort du port à la rame pour ne pas attirer l’attention des pêcheurs qui ne s’apprêtent pas encore à partir. Mamadou a le cœur qui bat très fort, il a bien compris que cette étape n’était pas sans danger mais, jusqu’à maintenant, Allah et le dieu du désert l’ont protégé. Il va solliciter la bienveillance du dieu de la mer, il va le faire avec tant de force, tant de conviction et de sincérité qu’il sera certainement entendu. Le moteur ronronne bien, Mamadou sent l’eau qui glisse le long des planches du bateau et, quand le jour se lève, il n’y a plus aucune terre en vue. L’homme qui tient la barre maintient fermement la direction nord-nord-est, et il s’y connaît, il était pêcheur dans sa jeunesse et est souvent allé pêcher du côté de la Sicile. Tout va bien. Malgré tout, Mamadou reste concentré sur sa prière au dieu de la mer.

en mer

Un choc violent à l’avant du bateau disloque toutes les planches. En quelques secondes, il n’y a plus de barque, seulement des hommes qui s’agitent et crient à la surface lisse de la mer. Mamadou, le Malien, ne sait pas nager, pas plus que ses compagnons de voyage, ils essaient de s’accrocher à tout ce qui flotte : les planches bleues du bateau, mais aussi une grosse poutre de bois rouge, le corps mort qu’il a sans doute heurté, lancé qu’il était à toute vitesse.

naufrage

Mamadou a passé un bras autour de la poutre quand il sent qu’on le tire vers le fond de la mer, si fortement qu’il doit la lâcher. Il descend, descend et voit s’éloigner de lui tous les débris et les jambes qui s’agitent à la surface. Bizarrement, il n’a aucun mal à respirer : l’eau entre dans son nez et sa bouche et en sort sans lui causer le moindre tort. Son esprit fonctionne à toute vitesse et il se demande s’il n’est pas devenu un poisson mais il ne comprend toujours pas ce qui l’attire aussi irrémédiablement vers le fond de la mer.

descente dans l'eau

Voilà qu’on le pose doucement sur le sable d’une grotte, qu’on le débarrasse de sa veste, de sa chemise, de son pantalon, de ses chaussures. De longs tentacules d’un rose chiné tiennent tous ses vêtements tandis qu’au-dessus d’eux, deux yeux magnifiques dans une grosse tête le fixent d’un regard souriant. Il a déjà vu, dans un dictionnaire de son école de Gao, le dessin d’un tel être, il se souvient même de son nom : une pieuvre, « mollusque céphalopode des profondeurs marines ». D’autres céphalopodes entourent Mamadou et son hôtesse : des seiches dont les nageoires ondulent doucement autour de leur corps, des calmars, plus ou moins gros, tâtent les bras, les jambes de Mamadou comme s’ils cherchaient à mieux le connaître ou à le caresser. Le garçon se rend compte qu’il se trouve dans un milieu très bienveillant.

deshabillage dans l'eau

Il veut dire combien il est content d’être là, mais, les sons qui sortent de sa bouche se dispersent dans l’eau sans provoquer la moindre réaction chez les habitants du lieu. Il voudrait bien, pourtant, récupérer sa veste pour en sortir son bulletin de notes dont il aura besoin à un moment ou un autre. La maîtresse de la grotte, la grosse pieuvre, fait un signe de l’un de ses tentacules et une seiche s’approche alors de Mamadou avec un coquillage qu’elle remplit d’une encre noire, un calmar apporte une plume et une lame brune qu’il a cueillie au fond de la grotte. Mamadou écrit sa requête sur l’algue,

mamadou écrit

chacun sait lire le français et la veste est prestement décousue, tous se penchent sur les appréciations du bulletin.

découverte du bulletin

La pieuvre écrit alors : « Mamadou, c’est le dieu de la mer qui, alerté par le dieu du désert (ils sont cousins et règnent tous les deux sur le sable), nous a demandé de veiller sur toi. Tous les deux ont été touchés par l’intensité de tes prières et par la confiance que tu as en eux. Il a très rapidement transformé tes poumons en branchies et te voilà parmi nous. Ce que nous venons de lire sur ce bulletin de notes nous confirme que tu as toutes les qualités qui te permettront de vivre parmi nous ; tu aimes apprendre, tu es travailleur et sérieux, tu es persévérant. Nous avons besoin d’un secrétaire capable de faire l’inventaire des richesses de la mer afin de mieux les protéger des destructions dues à l’homme. Peux-tu te charger de ce poste ? »
Mamadou se sent bien dans cet espace immense qu’il ne connaît pas encore et qui lui semble encore plus beau que celui d’où il vient, mais, il pense à sa mère et écrit : « je dois aider ma mère, elle ne survivra pas longtemps si je ne lui envoie pas d’argent, alors, il faut que je retrouve le monde des hommes. »

 Le dieu de la mer

« Ne t’inquiète pas pour Ezima, le Dieu du désert en a discuté avec son cousin. Toutes les nuits, dans son sommeil, ils lui feront parvenir des images de toi au milieu de nous tous, les occupants de la mer.

Ezima rêve

De plus, le nouveau maire de Gao, inspiré par le dieu du désert, a ouvert un atelier de tissage et il a nommé Ezima responsable de cet atelier. Elle gagne bien sa vie et a pu louer une petite maison de pisé dans la ville. Les dieux de la nature n’ont pas l’habitude de se mêler des affaires des hommes, mais, je te le redis, tu as su te placer sous leurs ailes et ils tiennent à toi et à ton bonheur. »

 atelier de tissage

Depuis ce funeste jour du naufrage, Mamadou évolue comme un poisson dans l’eau de la mer Méditerranée, notant le nombre de mérous, de rascasses, d’étoiles de mer, d’oursins, les lieux où ils habitent, classant ses notes dans des jarres apportées là par une barque antique naufragée elle aussi.

 la mer

Il lui arrive de croiser des dauphins qui lui racontent comment va le monde des humains qu’ils côtoient le long des plages.

le dauphin raconte

. Comme il ne nage pas très bien, les tortues le transportent où il le souhaite.

la tortue porte Mamadou

Comme l’histoire de son bulletin de notes a fait le tour de la mer, on vient parfois de très loin pour l’interroger sur tel ou tel phénomène scientifique qu’on ne comprend pas mais que Mamadou sait expliquer : d’où vient ce pétrole qui empoisonne la mer après le passage d’un bateau ? Que sont ces matériaux transparents qui ressemblent à des méduses et qui empoisonnent les poissons trop gourmands ?
Si Mamadou était arrivé jusqu’à Paris ou Lyon, son bulletin de notes n’aurait certainement pas été pris en considération par les hommes comme il l’est chez ce peuple aquatique, prompt à s’émerveiller devant le savoir humain et si mal récompensé de cette admiration puisqu’il finit dans les marmites des cuisines.
Ezima est certaine de ce qui est arrivé à son fils : elle l’a rêvé. Elle est sereine. Ceux auxquels elle raconte ses rêves l’accusent de prendre ses songes pour la réalité, mais, ils l’envient de pouvoir ainsi s’arranger avec cette triste réalité : la nouvelle du naufrage au large des côtes tunisiennes est arrivée jusqu’à Gao. Tous les corps des noyés ont été repêchés par un bateau humanitaire qui croisait par-là, sauf celui de Mamadou, sans doute déchiqueté par un requin ou par un orque.

Ezima sait

Ezima les laisse dire, elle sait ce qu’elle sait !

Gisèle, 2019