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Les occupants du couloir

Si les personnages des photos que j’ai accrochées sur le mur blanc du couloir s’étaient animés quand j’ai punaisé, en face d’eux, le portrait de la petite fille eu bleu âgée de huit ans, qu’auraient-ils pu dire en découvrant cette nouvelle occupante ? Et elle, qu’aurait-elle pensé alors que je lui imposais la compagnie de ces enfants ? En effet, les images du couloir sont celles de Jérôme, mon fils aîné, yekel, mon second fils et Jocelyne, ma fille. C’est sur les lambris qui tapissent le toit de la maison et qui dominent l’escalier aboutissant dans ce couloir que j’ai installé la reproduction du tableau de Modigliani qui m’avait séduite, Ô combien ! dans une exposition, à Paris. « Voilà, petite fille, tes admirateurs seront, maintenant, Jérôme, 7 ans, Yekel, 6 ans, Jocelyne, 4 ans, mes trois enfants. Cela fait moins de monde que dans un musée ou dans une exposition mais c’est pour une période bien plus longue. Vous aurez le temps de vous dire ce que vous pensez de votre nouvelle situation, affichés de part et d’autre de ce couloir. » J’étais un peu ironique en m’exprimant ainsi, sachant bien que toutes ces images étaient privées de vie et incapables d’exprimer les sentiments des personnages qu’elles montraient. Et si je me trompais… ?

portrait de la fillette

J’entends Jérôme bougonner :

"Qui est cette fille dont maman installe le portrait de l’autre côté du couloir ? Je n’ai jamais joué avec elle, je ne sais même pas comment elle s’appelle. On dirait qu’elle sort d’un vieux livre d’images : personne ne porte de telles chaussures, des bottines sombres. A l’école, toutes les filles ont des tennis blanches en été ou des bottes en hiver, quand elles sont habillées de pantalons. La robe de cette fille en bleu est décorée d’une dentelle au-dessus des épaules, j’imagine la comédie que ma sœur ferait si maman décidait de l’affubler d’une telle robe, elle qui veut toujours ressembler aux garçons ! Cette fille en bleu me semble bien obéissante : on dirait qu’on lui a dit de se poser dans ce coin de la maison et de ne plus en bouger. Alors, elle reste là, très sage, les deux mains croisées sur son ventre. Elle n’a pas l’air d’être très contente, elle ne sourit pas, elle penche un peu la tête comme si elle était résignée. Je n’aime pas les filles trop obéissantes car les parents disent « Regarde comme cette petite fille est calme ! Prends-en de la graine, toi qui cherches toujours la bagarre. » Pourquoi me regarde-t-elle avec tant d’insistance de ses yeux bleus, aussi bleus que le tissu de sa robe ? Elle veut peut-être mon portrait alors que moi, je n’ai pas du tout envie de regarder le sien à longueur de temps. Quand j’étais petit, au Viet Nam, je rêvais d’un papa et d’une maman rien que pour moi et, finalement, j’ai déjà dû les partager avec mon frère et ma sœur. Je n’ai pas du tout envie de voir cette nouvelle s’installer dans notre famille, avec son air de sainte Nitouche, ses cheveux parfaitement rangés, sa robe sans tache et sa dentelle. Si un jour, elle veut jouer avec moi, il faudra qu’elle se dégourdisse et qu’elle n’ait pas peur de salir sa belle robe. »

Et Yekel, qu’en pense-t-il ?

photo de Yekel

« Elle est marrante, cette fille, elle est aussi bleue que le mur de sa maison. S’il n’y avait pas ses mains et sa tête orange, on ne la verrait pas. Qu’est-ce qu’elle fait plantée dans ce coin ? Elle nous regarde, Jérôme, moi et Jocelyne mais je ne sais pas si elle a envie de nous parler, de venir jouer avec nous ou si elle se dit : « les pauvres, ils ont l’air un peu bêbêtes tous les trois. » Elle a mis sa belle robe à dentelle, ses bottines bien cirées, son ruban dans les cheveux parce qu’elle est en visite, j’espère qu’elle va perdre son air un peu triste et qu’elle va se décider à sourire. Je pourrais la dessiner car je la trouve bien jolie mais je lui ferais une autre tête : une grande bouche rieuse, des cheveux ébouriffés et j’ajouterais un vélo contre le mur. »

Quant à Jocelyne, elle examine de ses grands yeux noirs cette nouvelle venue dans le couloir :

 photo de Jocelyne

« Moi aussi, j’ai une robe bleue comme cette fille, mais avec des manches courtes et sans dentelle. Aujourd’hui, maman a tenu à me mettre ma robe rose, peut-être que cette fille me dira ce qu’elle en pense, de ma robe. Moi, je trouve cette grande fille en bleu très élégante, mais j’ai l’impression que sa tenue l’empêchera de jouer dans le sable, elle aura peur de se salir. Elle me regarde sans bouger et n’ose pas s’approcher, elle est sans doute très timide. Ses yeux bleus, ses joues rouges et sa petite bouche encore plus rouge me plaisent beaucoup mais j’aimerais les voir bouger. C’est quoi, son histoire ? Elle ne vient sûrement pas de la Martinique, elle, ses cheveux sont trop raides, sa peau et ses yeux sont trop clairs. Maman aurait pu choisir le portait d’une fille de là -bas qui me ressemblerait mais tant pis, je jouerai quand même avec elle. « Regarde, grande fille, j’ai ramassé un beau caillou, je te le donne, tu peux le mettre dans la petite poche de ta robe, il ne salira rien. »

La fillette à la robe bleue écoute mais elle n’a pas envie de quitter le coin bleu de sa maison : si elle sortait de son image pour jouer avec mes trois enfants, il faudrait qu’elle agisse de même partout où elle rencontre des enfants de son âge et elle en rencontre beaucoup, dans tous les coins du monde où son portrait est exposé. Elle reste toujours mystérieuse, réservée, un peu intimidée mais heureuse d’être regardée, admirée, sollicitée pour aller jouer …

mai 2021