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La petite fille à la robe rose

Un matin de printemps, dans le parc des Buttes Chaumont, à Paris, une charmante petite fille apparut. Les gens remarquèrent d'abord sa robe rose faite de tulle vaporeux, qui n'était guère à la mode chez les enfants en 2016. Puis, ils virent avec quelle grâce cette fillette parcourait les pelouses du parc.

fillette dans le parc

On ne la vit pas dans le bac à sable jouant avec les autres enfants, on ne la vit pas non plus escaladant les échelles de bois et les toboggans installés là pour les bambins. Elle semblait explorer toutes les allées du parc, tous les recoins sous les buissons, elle observait chaque arbre avec attention comme si elle n'avait jamais vu un tel phénomène.

 les jeux du parc

Elle n'avait pas de parents ? Si elle en avait, où étaient-ils ? Comment pouvaient-ils laisser une si jeune enfant, six ans tout au plus, vagabonder ainsi, seule, dans un lieu public ? Les habitués du parc commençaient à se poser toutes ces questions : les retraités qui venaient lire leur journal sur les bancs, les nounous qui surveillaient du coin de l'oeil tout en bavardant entre elles les petits sur leurs trottinettes, les sportifs qui couraient dans les allées, tous jetaient des regards intrigués sur ce petit ange rose

sportifs et nounous

qu'ils voyaient tantôt ici, tantôt là, cueillant une petite pâquerette ou foulant d'un pas rapide l'herbe verte des pelouses, même celles interdites au public. C'était un tel ravissement de la regarder que personne encore n'avait eu l'envie de l'interpeler pour la sermonner.

fillette sur la pelouse

Un jour, un petit garçon qui avait dû pénétrer un épais massif de buissons pour y chercher son ballon revint vers sa maman et lui dit à l'oreille : "Il y a des gens qui campent là, j'ai vu une tente verte avec des serviettes de toilette qui séchaient sur des cordes, mais, je n'ai vu personne."

découverte de la tente

Aussitôt, la maman comprit qui était la petite fille à la robe rose qui parcourait le parc dans tous les sens : une enfant de migrants, de ces gens qui, poussés par la misère, la guerre, toutes sortes de malheurs, arrivaient à Paris depuis quelques temps.

enfant et ballon
enfant et maman sur le banc

Pendant que les parents tentaient de régler leur situation administrative, pendant qu'ils essayaient de gagner un peu d'argent pour survivre, leur petite fille explorait le grand jardin mis à sa disposition, involontairement, par la ville de Pais. Julien et sa maman, Valérie, se demandèrent ce qu'ils pourraient faire pour aider cette famille.
Valérie était assistante sociale. Elle irait discrètement, un soir, juste avant la fermeture du parc, jusqu'à la tente et tâcherait, si ces gens parlaient Anglais, de débrouiller leur situation. En attendant ce moment, il fallait ramener Julien à la maison, c'était l'heure du goûter. C'était bizarre, ils n'avaient pas vu la petite fille à la robe rose errer dans le parc, aujourd'hui. Peut-être ses parents l'avaient-ils emmenée avec eux dans la grande ville, pensa Valérie.
Mais non ! Pas du tout ! Julien qui tenait la main de sa maman tira brusquement sur son bras ; " Regarde, maman, la petite fille est assise là, sous l'arbre, avec des tas d'animaux autour d'elle."

Le cèdre

En effet, en se baissant pour mieux voir sous les branches d'un énorme cèdre qui avait poussé au milieu d'une vaste pelouse aux herbes sauvages, Valérie put apercevoir un peu du tulle rose et les deux bras de l'enfant s'agitant dans l'ombre épaisse de l'arbre. Elle distingua aussi les panaches roux de queues d'écureuils, les taches blanches du derrière de faons, les plumes irisées de paons. Stupéfaits, Julien et sa mère ne bougeaient plus. Ils entendirent une petite voix très musicale qui s'échappait de sous les branches mais, ils ne comprirent pas les mots : la petite fille racontait sans doute son histoire aux animaux du parc.
C'est ce que Valérie expliqua à Julien qui voulait aller, lui aussi, sous le cèdre. Il n'y alla pas, il n'aurait rien compris aux paroles de la fillette, il aurait sans doute fait fuir l'auditoire composé des bêtes du parc qui n'entendaient ni le Français, ni le Syrien, ni aucune autre langue humaine mais qui écoutaient seulement la mélodie des mots qui était si jolie.
Avant, quand j'étais petite, j'habitais en Syrie avec mon papa, ma maman, mon petit frère Afif, mon grand père et ma grand mère. Dans notre jardin, je pouvais cueillir des oranges et des citrons dans les arbres.

 la maison en Syrie

Grand-mère faisait des litres de citronnade sucrée et, dans l'après-midi, elle m'en servait souvent un grand verre bien froid. C'était toujours dans le même verre, celui qui avait une girafe dessinée dessus. Le verre d'Afif était décoré d'un lion. Maman faisait des nids d'oiseaux que j'aimais beaucoup. Mais non, les pigeons, ce n'était pas des nids pour les oiseaux mais des gâteaux de vermicelle aussi fin que des cheveux !

 verres de citronnade

Dans notre jardin, il y avait un grand arbre qui ressemblait à celui sous lequel nous sommes et Afif y avait installé une cabane faite de planches qu'il avait coincées entre les branches. C'était sa cabane mais, quelquefois, il m'invitait et on se serrait tous les deux sous le toit en carton, on se racontait des histoires de djinns qui nous faisaient peur.

 cabane d'Afif

Le grand arbre et la cabane d'Afif ont été cassés par une bombe qui est tombée dans notre jardin pendant que nous étions à l'école. Notre maison aussi était un peu cassée et je n'avais plus de chambre.

 bombe dans le jardin

Papa et maman ont mis des vêtements dans un grand sac, un peu de pain et des nids d'oiseaux que maman venait de faire et nous sommes partis à pied avec beaucoup de gens vers un autre pays. Grand-père et grand-mère n'ont pas voulu venir avec nous et j'ai pleuré longtemps parce qu'ils me manquaient.

exode

On avait soif et faim, on avait mal aux pieds et on avait envie de dormir mais il fallait marcher encore et encore, alors, pour faire plaisir à papa et maman, Afif et moi ne nous plaignions pas trop. On dormait sur la terre, au bord de la route, on ne se lavait plus, on faisait pipi et caca n'importe où.
Des soldats nous ont arrêtés. Ils ont regardé des papiers que papa leur a donnés et ils nous ont dit de passer. Papa s'est mis à rire en disant :"Nous sommes en Turquie, nous ne risquons plus d'être bombardés." Toutes les grandes personnes avaient l'air heureuses mais moi, je ne voyais pas de différences entre la route d'avant les soldats et celle d'après.
Dans une ville, on a pu habiter dans une chambre, on s'est lavés, on a mangé du pain et de la viande et papa a acheté des drôles de gilets orange qui se gonflaient quand on soufflait dedans. Il a dit que c'était pour partir en bateau sur la mer. J'étais bien contente car je n'avais jamais vu la mer. Afif aussi était content, il disait qu'ils allaient être les capitaines du bateau, lui et papa.

reve de bateau

Au bout de quelques jours, un monsieur nous a emmenés en camion jusqu'à la mer. Il y avait d'autres enfants dans le camion, ils allaient prendre le même bateau que nous alors, Afif n'était plus auusi sûr d'être le capitaine en second. Nous nous sommes tous habillés avec nos gilets orange que maman avait gonflés. C'était pour flotter à la surface de l'eau si notre barque se retournait.

 en camion

La mer, c'est beaucoup, beaucoup d'eau qui avance sans arrêt, qui fait beaucoup de bruit qui est verte quand il fait jour mais qui devient noire quand il fait nuit. Finalement, la mer m'a fait peur et Afif s"est moqué de moi alors, je n'ai pas pleuré. Nous étions serrés sur ce bateau, j'étais assise sur les genoux de maman et Afif était sur ceux de papa. Le bateau s'est mis à danser sur la mer et Afif s'est mis à vomir, les adultes, les hommes surtout, se sont disputés car les uns voulaient aller de ce côté où ils avaient vu, au loin, des lumières, les autres voulaient aller par là car d'autres lumières leur paraissaient plus proches. Finalement, je crois que c'est papa qui a gagné.

 le zodiac danse

Je ne sais pas ce qui s'est passé mais, sans lâcher la main de maman, je me suis retrouvée dans la mer froide et noire, mon gilet orange me gardait la tête hors de l'eau. Maman était accrochée avec son autre main à un bout de bateau. J'entendais la voix de papa qui criait :"Afif, Afif, Réponds-moi !" mais, je n'ai pas entendu la voix de mon petit frère.

naufrage

Des hommes sont arrivés dans un autre bateau, ils nous ont aidés à grimper dans leur barque, papa, maman et moi et beaucoup d'autres personnes qui criaient des noms que je ne connaissais pas. Je tremblais de froid, maman aussi. Papa n'avait pas lâché le sac mais il avait perdu la main d'Afif dans l'eau. Maman m'a dit qu'il s'était noyé. Je ne savais pas ce que cela voulait dire mais j'ai compris que je ne verrai plus mon frère. J'avais perdu ma maison, mon jardin et notre cabane, mes grands-parents et maintenant Afif.

On est arrivé dans une ville toute blanche. On nous a donné des vêtements secs, du pain, des oranges. On a même pu dormir dans des lits pendant quelques jours. Papa est allé marcher au bord de la mer pour essayer de retrouver Afif : il l'a retrouvé, à plat ventre sur le sable, mort. Il l'a rapporté dans le camp où nous étions hébergés.

découverte du corps d'afif

Il a été enterré tout de suite, enveloppé dans un drap. Maman et papa pleuraient beaucoup et moi, je n'osais pas leur dire que j'avais faim, que je voulais mon frère, qu'il fallait revenir dans notre maison pour retrouver grand-père et grand-mère, alors, je restais le plus possible près de maman pour ne pas la perdre, elle aussi.

 enterrement d'Afif

Un matin, nous sommes repartis sur une route en même temps que beaucoup d'autres personnes. De temps en temps, papa me portait sur ses épaules pour que je ne sois pas trop fatiguée et mamn portait le sac. Parfois, nous restions assis dans l'herbe, de la belle herbe bien verte, comme en Syrie quand il pleuvait , nous mangions un bout de pain et nous repartions.

 a travers les montagnes

Au bord d'un fossé plein d'eau, j'ai vu un animal sauter dedans, j'ai eu très peur car la bête aurait pu sauter sur moi. Maman a souri et m'a rassurée en disant que c'était une grenouille qui avait eu plus peur de moi que moi d'elle.

 grenouille

Papa disait que nous allions marcher jusqu'à "Allemagne" et peut-être Paris. J'avais vu une image, autrefois, qui représentait une grande flèche montant vers le ciel et grand-mère m'avait expliqué que c'était Paris et sa tour Eiffel. Alors, j'espérais bien que c'était là que nous allions et que je verrai la vraie tour Eiffel. Je ne savais pas du tout ce qu'était " Allemagne".

 la carte postale

Après avoir marché, marché, marché, presque sans nous arrêter, dans de la boue, sous la pluie, par des chemins tout verts, après avoir contourné des villages gris, mangé du pain, des pommes, du fromage que des gens nous donnaient avec des mots que nous ne comprenions pas mais auxquels papa et maman répondaient :"Choukrane" ou "thank you", nous avons pu monter dans un train, une sorte de grande chenille qui roule sur de très lonnnnnnnngues barres et qui va très vite. Et nous sommes arrivés à Paris. Une dame nous a donné une toute petite maison de toile dans laquelle nous habitons.

 à la gare

Voilà, mes amis, vous connaissez tous mon histoire. Je me plais bien dans ce grand jardin qui est encore plus beau que celui que nous possédions en Syrie. Si Afif était là, il construirait sûrement une cabane dans cet arbre. Je n'ai pas encore vu la tour Eiffel mais papa m'a promis que nous irions dès qu'il aurait assez de sous pour acheter des tickets de métro. Alors, peut-être que, demain, je ne vous retrouverai pas ici mais, ne vous inquiétez pas... Le lendemain, une dame est venue parler aux parents de la petite fille. Valérie leur a expliqué comment déposer une demande d'asile en France, puis, elle leur a trouvé un hébergement pour tous les trois dans une petite ville de province, à Tours et elle les a conduits jusqu'au lieu de rendez-vous de tous les migrants qui partaient pour cette ville.

 visite à la tente

A la demande du papa, Valérie a d'abord emmené la petite fille à la robe rose jusqu'à la tour Eiffel en compagnie de Julien. Elle leur a acheté à chacun une grosse glace et a glissé dans la main de la fillette une petite tour Eiffel achetée à un Africain, au pied du monument.

 tour Eiffel

Dans le parc, les paons et les écureuils, les pigeons et les faons n'ont pas retrouvé d'autre fillette aussi jolie qui sache raconter aussi bien les histoires, elles préfèrent toutes le toboggan et les trottinettes, mais, ils guettent... Julien se demande souvent ce qu'est devenue la petite fille à la robe rose. Les retraités, les sportifs et les nounous pensent qu'enfin, quelqu'un s'est occupé de cette enfant !

Giseèle, 2016