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La voisine

 les tulipes

Quand j’étais une petite fille, avec mes parents, ma grand-mère et mon petit frère, Lucien, nous habitions une petite maison qui avait été bâtie le long de la ruelle des Hauts gaillards, au numéro 1 de la rue des bouchers, à Laval. La ruelle, pentue, était bordée dans sa première partie par de grands murs puis s’ouvrait sur des jardins dont le nôtre qui n’était enclos que par un grillage. Du fond de notre jardin, nous avions vue sur celui de nos voisins cerné par des murs qui l’isolaient des maisons du quartier sauf de la nôtre car le quatrième mur servait seulement à soutenir la terre.

 la ruelle

Ainsi, dans le bas du jardin, nous étions comme sur un balcon dominant la propriété des M…. Il y avait trois M… : le père, un homme au gros ventre, à la moustache épaisse et grise, qui ne riait ou ne souriait jamais, qui parlait rarement, qui me faisait un peu peur mais, comme il semblait ne pas me voir quand je le côtoyais ou le rencontrais, je pouvais dominer ma peur en pensant : « Il ne sait pas que je suis là donc il ne peut pas me faire de mal. »
Le fils, Jean Claude, plus âgé que moi de trois ans, m’a toujours paru inaccessible : je n’ai jamais joué avec lui, je ne lui ai guère parlé pendant les vingt années que nous avons passées côte à côte.
La mère, Madame M…. et c’est d’elle dont je voudrais vous parler car elle a su enchanter ma vie d’enfant pauvre et me faire découvrir une autre façon de vivre que celle que m’imposaient mes parents

famille m

Je ne me souviens pas de Madame M…. pendant mes toutes premières années. Pourtant, elle s’intéressait déjà à moi puisque ma mère m’a souvent raconté que c’était elle qui m’avait offert mon ours en peluche : elle m’avait rencontrée dans le grand magasin de Laval, « Prisunic », où j’accompagnais maman. J’avais deux ans et avais séduit, paraît-il, vendeuses et clients dans la boutique en racontant à tous qui était cet ours et qui me l’avait donné.

le nounours

Le premier souvenir précis de cette petite femme, mince, vive, rieuse, bavarde, coquette doit dater de mes sept ans. Il était question à la radio des cloches qui revenaient de Rome, j’avais vu, dans des vitrines, des images les montrant avec des ailes, survolant les villes et les campagnes, lâchant des œufs en chocolat qui tombaient dans les jardins où les enfants pouvaient les ramasser. J’étais sortie dans le jardin, espérant apercevoir les cloches et surtout, ramasser quelques friandises. Il n’y en avait pas mais Jean Claude, lui, allait en trouver car sa maman en sortait d’un sac et les cachait sous les herbes. Ce jour-là, j’ai compris qu’il ne fallait pas croire tout ce que disaient les adultes, même ceux de la radio et aussi que Madame M… était une délicieuse maman.

 les cloches

Je me suis mise, alors, à fréquenter souvent la maison de ma voisine. Je n’avais pas besoin d’un prétexte pour pousser le lourd battant vert bouteille du portail ouvrant sur le jardin des M…..

au portail des M

Je passais légèrement devant l’atelier, je devrais dire l’antre, de Monsieur M… (Il était réparateur de postes de radio, c’était son métier. Mon père aussi réparait des postes de radio, mais seulement ceux de ses amis, c’était son plaisir. Les deux hommes s’étaient disputés au sujet de cette concurrence, déloyale selon l’artisan, sans conséquence selon l’amateur : une histoire d’adultes qui ne m’intéressait pas), je disais poliment : « Bonjour, Monsieur ! » La plupart du temps, je n’avais pas de réponse ou alors une sorte de grognement sourd dont je me contentais

devant l'atelier de monsieur M

et je filais dans la cuisine de madame M…. Elle était repasseuse. Elle avait disposé une épaisse couche de molletons sur la table et branché son fer électrique. Sous la table, une bassine contenait un liquide blanc, épais, qui servait à amidonner les cols et les poignets des chemises de ses clients, les blouses blanches ou les plastrons de ses clientes, les robes de communiantes des fillettes du quartier…Sur un coin du buffet, un espace vide était prêt à accueillir la pile de linge repassé et soigneusement plié et, pendant que ma voisine travaillait, nous écoutions la radio, surtout les reportages des matches de football qui la passionnaient.

dans la cuisine des M

Moi, assise sur une chaise entre la table et la fenêtre, je lisais les magazines auxquels Jean Claude était abonné mais surtout les albums de Tintin et Milou qu’il avait accepté de me prêter ou bien, je racontais des histoires d’école : ce que disait la maîtresse, comment se comportaient mes copines…Elle avait le temps de m’écouter. Je tricotais aussi : des vêtements pour les poupées de mes amies commandés par les mamans pour Noël et même pour Madame M… qui me faisait refaire le bas des manches de tel vieux pull ou lui confectionner une paire de chaussettes chaudes.

Quand j’eus dix ou onze ans, elle me confia la livraison du linge repassé : Je partais avec un panier contenant quelques chemises ou quelques nappes enveloppés dans du papier sur lequel elle épinglait l’adresse du récipiendaire. J’aimais beaucoup cette responsabilité qui me rendait fière mais surtout qui me rapportait quelques pièces de pourboire. L’été, avant de partir livrer, Madame M… me permettait de cueillir quelques pêches dans son jardin, fruits dont je me régalais le long du chemin. Je me souviens bien d’une de ces livraisons, je vais vous la raconter.

panier de liraisons

Madame M… avait repassé et amidonné une robe d’organdi blanc, brodée de fleurs blanches autour de l’encolure. La jupe, large, toute froncée à la taille, était couverte de petits plis qui formaient des rayures d’un blanc plus soutenu. C’était une merveille, cette robe suspendue sur un ceintre à l’espagnolette de la fenêtre ! J’enviais beaucoup la fille qui la porterait dimanche prochain, jour de communion solennelle.

la robe

« Tu vas livrer cette robe, Gisèle. Elle est destinée à la fille L…. de la rue sainte Catherine. »
J’étais stupéfaite : Comment ? Cette fille que je connaissais car elle venait de temps en temps à l’école, cette fille que je trouvais moche avec ses cheveux roux, presque rouges sur ses grosses joues roses, avec ses vêtements peu ordinaires : trop longs, trop colorés, cette fille qui habitait derrière un vieux portail rouillé dans la rue sainte Catherine voisine allait porter cette merveille de délicatesse ? Elle ne la méritait pas. Sa famille était une bande de romanichels. Les hommes ramassaient de la ferraille qu’ils accumulaient derrière le portail rouillé et buvaient et se battaient, le soir, dans la rue, dans la lumière des phares de leurs voitures offrant ainsi un spectacle intéressant à tous les chenapans du quartier. Lucien disait parfois ; « Vite, vite, maman, sers-moi la soupe et je vais voir les L… se battre. » Je ne connaissais qu’une femme dans cette tribu, une grosse dame toujours vêtue de grands cotillons noirs, ramassant ses cheveux gris qu’elle avait rares sous un foulard toujours de travers. Elle parlait mal le Français et je ne comprenais rien de ce qu’elle disait dans les boutiques où je la rencontrais. En un mot, c’était une famille bizarre que personne ne fréquentait dans le quartier et voilà que madame M… avait repassé la robe de communion de cette fille ! Et c’est moi qui allais la livrer !

la bagarre

J’avais peur d’entrer chez ces gens-là : est-ce qu’ils ne tuaient pas les petites filles ? Est-ce qu’ils ne les faisaient pas disparaître pour les vendre dans des pays lointains ? En même temps, j’avais très envie de voir ce qui se passait derrière ces murs et ce portail où personne n’allait jamais, à part les L… eux-mêmes. « Lève bien les bras pour que la robe ne touche pas le sol, ne fais pas tomber la ceinture, ni l’aumonière que j’ai seulement posées sur le ceintre. Ce n’est pas loin, tu n’auras pas de mal. » Madame M… ne doutait ni de mon courage ni de mon envie de bien faire alors, je ne rechignai finalement pas à accomplir cette mission. Je traversai fièrement la grande rue, portant bien haut le précieux costume

dans la rue

et me trouvai devant la porte rouillée des L…, je tapai de mon poing libre sur la tôle. Je n’attendis guère avant de voir s’ouvrir le lourd panneau métallique, tiré par la dame noire toute souriante et qui semblait s’extasier devant ce que je portais. Elle me fit entrer dans la boue d’une cour encombrée d’un énorme tas de ferraille

 au portail

et m’invita à la suivre le long d’un escalier de bois extérieur. Je protégeais comme je pouvais l’organdi blanc de la boue que laissaient les savates de la dame sur les marches noires.

dans l'escalier noir

Enfin, nous pénétrions dans une chambre et là, quel choc ! Un lit de cuivre brillait couvert d’un magnifique dessus de lit en piqué blanc, immaculé, sur lequel je posai la robe qui n’avait pas souffert de son transfert, des murs blancs sans la moindre tache, un crucifix de cuivre sur la croix ornait le mur et un sol de carrelage rouge luisait dans l’échancrure de la porte. Cette chambre était si luxueuse dans sa simplicité, sa propreté, qu’elle me parut être l’écrin qui convenait parfaitement à la robe si belle. Depuis ce jour, je n’ai plus jamais considéré les L… comme des moins que rien. Je venais d’apprendre que les gens n’étaient pas seulement ce qu’ils paraissaient être.

dans la chambre

Le jardin de madame M… était un endroit plein de poésie et très différent de celui de mon père où chaque petit coin portait un arbre fruitier ou des légumes utiles. Chez les M…, des herbes sauvages poussaient comme elles le voulaient dans ce qui avait dû être des plates-bandes. A l’automne, de grandes fleurs jaunes, des topinambours se développaient ici et là et, parfois, madame M…. en coupait un bouquet que je portais à la maîtresse. De hautes touffes de fenouil sauvage parfumaient le jardin de leur odeur d’anis. Enfin, une vieille serre en verre, appuyée contre l’un des murs cernant la propriété abritait un spectacle que j’allais voir tous les jours, au printemps : des tulipes, mais pas des tulipes lisses et parfaitement définies, non, des fleurs aux couleurs mélangées dont les pétales semblaient grimacer. Le spectacle de ces fleurs s’épanouissant me fascinait. Je croyais que, seule, madame M… élevait de telles plantes parce qu’elle était un peu magicienne.

La serre

Un if, énorme, avait poussé au-dessus de la pompe à eau, en face de la cuisine. C’était un arbre majestueux qui dressait sa masse vert sombre bien plus haut que la maison des M…, qui étalait ses branches basses à hauteur d’homme sur la cour de la maison. Un jour, j’avais peut-être huit ans, je décidai de grimper dans cet arbre.

l'if

La tâche était compliquée tant les branches étaient serrées les unes contre les autres. Ayant atteint le deuxième étage de branches, je voulus épater madame M… en faisant le cochon pendu : coincer une branche sous les genoux et descendre son corps sous cette branche. Je faisais souvent le cochon pendu en revenant de l’école, sur des barres métalliques fixées dans les angles des murs des maisons du quartier. Là, c’était facile, mais, dans cet arbre, pour me suspendre par les genoux à la branche, il fallut me tortiller et me glisser entre les nombreux petits rameaux secs qui avaient poussé sur les grosses branches. Enfin, j’y parvins, ma jupe avait suivi la descente de mon buste et me recouvrait entièrement la tête.

le cochon pendu

C’était drôle et j’appelai madame M… pour qu’elle me voie dans cette situation acrobatique. Elle abandonna son repassage et sortit de la cuisine pour m’applaudir. « Allez, Gisèle, descend de là maintenant, tu risques de tomber. » Mais comment me redresser pour quitter l’arbre ? Ma jupe m’empêchait de voir à quelles branches accrocher mes mains et le treillis de bois sec dans lequel je m’étais faufilée pour descendre s’opposait à ma remontée. Madame M… décida de m’aider et, en riant, entra sous ma jupe pour me soulever un peu afin que je puisse sortir mes pieds d’entre les branches.

dépendue

Dégagée de l’arbre, elle put me poser par terre…non, ce n’était pas par terre mais, aveuglée par ma jupe, c’était dans l’eau croupissante d’un vieux bac qui servait autrefois à laver le linge. Nous riions comme deux folles mais, devant mes chaussures de toile et mes chaussettes couvertes de la boue verdâtre dans laquelle elles avaient trempé, madame M… dit : « Si ton père te voit revenir dans cet état, tu ne seras plus autorisée à venir. Enlève tes chaussettes et tes chaussures, je vais les laver. » Ce qu’elle fit car je ne me souviens pas d’avoir été grondée, le soir, à la maison.

dans le bac

Nous allions à vélo, les dimanches d’été, à Saint Jean sur Mayenne, avec quelques amis du couple M… : les hommes pêchaient, nous bavardions sur l’herbe et pique niquions, elle m’accompagna à Paris où notre professeur de musique avait emmené, en bus, la chorale du cours complémentaire chanter devant le président de la République : Vincent Auriol, il lui est même arrivé de me payer l’entrée à tel ou tel spectacle car elle savait bien que mes parents ne pourraient le faire.

au palais de Chaillot

Madame M…, je pense souvent à vous et c’est toujours en souriant.

Décembre 2020. Histoire dédiée à Angèle et Camille, à Charlie.