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jardins

Quand j’étais enfant, dans la ruelle des Hauts Gaillards débouchant au numéro un de la rue des Bouchers, de petits jardins, les uns entourés de murs, les autres de grillages, s’étalaient devant des maisons discrètes, peuplées de gens modestes, ouvriers, petits artisans. Nous vivions au milieu de la ruelle, là où la pente faisait une pause tout entière occupée par notre jardin. Devenue adulte, je découvris combien cette parcelle de terre (70 m de long sur environ 50 m de large) était exigüe mais, enfant, elle était un univers assez grand pour y dissimuler des quantités de secrets dont la découverte éclairerait mes jours. En grandissant, j’eus accès à d’autres jardins de cette ruelle et, ainsi, multipliai les sources d’émerveillements que je vais essayer de vous décrire. Vous allez sans doute vous moquer de la modestie de ce qui m’émerveillait quand j’avais votre âge mais rappelez-vous que nous n’avions pas la télévision pour aller en Afrique regarder les éléphants et les girafes, pas d’internet, pas d’ordinateurs pour découvrir les fleurs gigantesques d’Asie, nous ne disposions que de peu de livres souvent pas ou peu illustrés et le monde se réduisait, pour moi, à la ruelle des hauts gaillards, au quartier, à la ville.

plan de la ruelle

Le premier trésor dont je me souviens, révélé par notre jardin, fut le doryphore. C’était la guerre, j’avais cinq ou six ans et je venais de découvrir de splendides insectes sur les feuilles des pommes de terre que mon père cultivait pour nourrir la famille.

 tout lle jardin

Sur les feuilles vert sombre évoluaient quelques perles jaunes rayées de noir, munies de petites pattes noires. Je criai ma découverte et mon père me dit : « Ramasse ces sales bêtes et mets-les dans cette boîte. » Une vieille boîte d’allumettes allait me permettre de collectionner ces jolies « sales bêtes ». Je crois que pas une feuille de pomme de terre n’échappa à mon examen ce jour-là et, le soir, j’avais une belle collection d’insectes que je comptais bien compléter le lendemain et les jours à venir. Hélas ! Quand j’ouvris la boîte quelques jours plus tard, le contenu sentait horriblement mauvais, les jolies bêtes étaient mortes, de faim pensais-je. J’allais recommencer ma collection en pensant à nourrir les insectes que je comptais bien montrer à tout le monde, persuadée que j’étais de la rareté de ma découverte. Le résultat fut le même malgré la présence de quelques feuilles de n’importe quoi dans la boîte. Je me souviens que chaque tentative échouée de collectionner les doryphores renforçait mon envie de réussir et je dus abandonner cette entreprise quand il n’y eut plus aucun précieux pyjama rayé de doré et de noir sur et sous les feuilles de pommes de terre. Mon admiration avait causé leur perte et sauvé les pommes de terre du jardin car, sans feuilles, il n’y aurait pas eu de récolte.

les doryphores

D’autres bêtes logeaient dans le jardin : les loches. De grosses limaces orange. Leur couleur me fascinait. Je les avais découvertes un jour où mon père avait soulevé la lourde dalle qui fermait le trou contenant le compteur à eau. Elles avaient émergé de la paille humide répandue sur le compteur pour le protéger du gel et elles m’avaient émerveillée. Désobéissant à mon père, j’ouvrais parfois la dalle et extirpais du trou deux ou trois limaces pour lesquelles j’organisais des courses : laquelle d’entre elles parviendrait le plus vite sur la feuille de salade posée au bord de la plaque de ciment ? Elles n’étaient pas obéissantes, mes belles loches, elles allaient où elles voulaient mais je persistais à les ramener sur la ligne de départ, me disant qu’elles finiraient bien par comprendre ce que j’attendais d’elles. Ont-elles quelquefois répondu à mes attentes ? Je ne m’en souviens pas mais je n’ai pas oublié le plaisir que j’éprouvais à désobéir, cachée derrière les cassis, penchée sur le trou du compteur, en compagnie d’aussi belles bêtes. Vous, les enfants d’aujourd’hui, habitués à vivre dans une hygiène parfaite, trouvez sûrement que farfouiller dans ce trou sombre et humide où régnait la pourriture était dégoutant. Le mucus gluant des limaces, la paille qui se décomposait, la terre du jardin qui s’infiltrait sous mes ongles ne me répugnaient pas. Au contraire, tout cela faisait partie du plaisir que je ne partageais avec personne, même pas mon frère.

 les loches

Il faut aussi que je vous raconte ma découverte d’une pierre précieuse dans le jardin. J’avais pris l’habitude de ramasser, dans la terre que papa venait de retourner en vue de plantations, tous les plus beaux cailloux qui étaient apparus au gré de l’action de la pelle. Ce n’était pas de quelconques graviers mais des restes de vaisselle cassée. Il y avait donc, dans un vieux quart en aluminium cabossé, des morceaux d’assiettes blancs avec des touches bleues ou rouges, d’autres couleur de briques, des tessons de bouteilles filtrant la lumière et la faisant paraître verte ou jaune, des anses émaillées de blanc immaculé …. Un jour, explorant les sillons de terre brune que mon père venait de dessiner, j’ai aperçu une tache d’une couleur rare : un bleu un peu violacé, un peu rose, un peu vert selon que je bougeais ma tête vers la droite ou la gauche au-dessus de la terre. J’écartai très délicatement les petits grains de terre entourant cette tache lumineuse et dégageai un tesson translucide irisé, arrondi, comme usé et tout doux.

découverte du caillou irisé

Les autres cailloux de ma collection me devinrent brusquement sans intérêt, d’une banalité, voire d’une vulgarité impardonnable. Sans regrets, j’ai retourné mon quart et versé la dizaine de cailloux qu’il contenait dans un sillon.

cailloux vulgaires

J’ai tout remplacé par cette unique pierre précieuse, si précieuse qu’il fallait que je la cache. J’escaladai l’escalier de bois interdit qui menait au grenier de la maison, j’entrai dans le grenier sombre et poussiéreux, seulement éclairé par un faible rayon de soleil se faufilant par les rares zones propres d’un vasistas. Je cachai le vieux quart sur une poutre qui passait au-dessous du vasistas. Je promis à mon beau caillou de revenir le voir chaque fois que je pourrais grimper jusqu’à la porte du grenier sans risque de me faire gronder. Je n’avais jamais vu de vraie pierre précieuse et étais bien persuadée que l’« émeraude », ou « améthyste » ou peut-être « saphir » dissimulé dans le grenier venait de la couronne des princesses et reines des contes de fées que je lisais parfois.

 dans le grenier

Les plantes du jardin alimentaient également mes rêves et mes envies de merveilleux : Je cueillais de petits bouquets de fleurs bleues, des fleurs de salades montées, comme des marguerites mais bleues.

fleurs de chicorée

Placées dans un petit verre, j’installais mes compositions sur le rebord de la fenêtre de la cuisine. Ça ne devait pas encombrer, il y avait déjà tant de choses sur ce rebord de fenêtre : le journal, le calendrier des postes, des boîtes de pointes … Trois ou quatre fleurs de chicorée n’encombraient guère. Qui les voyait, à part moi, dans cette maison ?

fleurs et fenêtre

Les deux vieux cerisiers qui occupaient le jardin fournissaient quelque chose qui est resté mystérieux pendant toute mon enfance : sur leur tronc apparaissait parfois des écoulements d’une gomme brune devenant dorée au soleil. Je me demandais bien à quoi pouvait servir cette matière que je détachais de l’écorce. Léchée, ce n’était pas bon et ça ne pouvait servir de bonbon. Collante quand elle était fraîche, elle devenait dure et sèche en vieillissant et ne pouvait participer à l’élaboration des petits carnets que j’aimais fabriquer en collant des bouts de papiers les uns sur les autres.

 la gomme des cerisiers

Alors, j’imaginais que les arbres pleuraient tant ils étaient tristes de nous voir, nous, les hommes, cueillir leurs fruits. Mais, comment résister quand les cerises étaient rouges et juteuses ? Je me sentais coupable quand, perchée dans l’arbre avec une tartine de beurre, j’engloutissais des dizaines de cerises, me reprochant de faire encore pleurer le vieux tronc.

dans le cerisier

Un peu plus haut dans la ruelle, derrière notre maison, il y avait le jardin de Madame Poirier, un jardin qui n’était pas enclos, sans arbres. Je le jugeais triste mais il recélait une merveille que je ne risquais pas de trouver dans le jardin de mes parents (pas de fleurs inutiles dans le jardin de mon père). Trois ou quatre rosiers bien entretenus par Madame Poirier poussaient et fleurissaient chaque année en bordure de la ruelle. J’allais, au printemps, admirer les grosses fleurs roses et les sentir. Écartant délicatement les pétales extérieurs d’une rose pour en apercevoir le cœur, je découvris, dissimulée entre les voiles fins de la fleur une « mouche d’or ». Ma grand-mère m’avait parlé de ces mouches mais je n’en avais jamais vu. Le gros insecte irisé était immobile, attendant sans doute de connaître le sort que j’allais lui réserver.

 cétoine et rose

. Je ne voulais que l’admirer, brillant au soleil. Il me faisait penser à une broche dorée épinglée sur une écharpe de soie comme celle que portait « Madame la directrice de l’école normale » venue quelques jours auparavant assister à une leçon faite par une normalienne dans ma classe de CM2 de l’école annexe. Enveloppée dans le parfum de « Madame » assise non loin de moi, j’avais passé plus de temps à regarder, à détailler ce qui faisait son élégance qu’à suivre sur le tableau noir les schémas d’une écluse élaborés par la jeune apprentie-maîtresse. Je retrouvais dans cette rose ce qui m’avait subjuguée sur le cou de « Madame ». J’ai rabattu les pétales de la fleur sur le magnifique scarabée, me promettant de revenir le lendemain pour renouveler le beau spectacle mais le lendemain, la belle cétoine n’était plus là. Il m’est arrivé, au cours de ma vie, de voir deux ou trois fois des cétoines dorées posées sur des roses et, à chaque fois, une bouffée de souvenir heureux se disperse dans ma tête, le souvenir de l’insecte du jardin de madame Poirier.

dans la clase

Enfin, il y avait le jardin de Monsieur et Madame Mourtiau en contre-bas du nôtre, jardin dans lequel je me sentais chez moi, bien plus que dans celui de mes parents où chaque centimètre carré de terrain était cultivé. Dans le jardin des Mourtiau, j’étais libre de marcher où je voulais, de cueillir ce qui me plaisait car les propriétaires ne cherchaient pas à l’exploiter. L’énorme if qui avait été planté devant la cuisine par d’anciens propriétaires se couvrait tous les ans de petites baies rouges qui le faisaient aussi beau que les sapins de noël que je voyais dans les vitrines des magasins. L’éclat rouge des baies était encore plus intense du fait qu’il ne fallait pas y toucher : chacune d’elles était un poison et ce mot évoquait les sorcières des contes. J’étais certaine que la nuit enfermée dans le cœur de l’arbre, sous les feuilles, abritait un ou deux de ces personnages maléfiques qui fabriquaient le poison contenu dans les petits fruits rouge vif.

if

Les tulipes perroquets, aux pétales tordus et très colorés qui fleurissaient derrière les barres rouillées d’une vieille serre abandonnée m’attiraient et j’allais les regarder de près, répondant à leurs grimaces, tous les jours de leur floraison.

 les tulipes

Les soleils jaunes, abondants dans tous les coins du jardin, m’appelaient tellement fort que chaque arrivée chez les Mourtiau, chacun de mes départs étaient marqués par une halte à leur pied. Madame Mourtiau en riait et me disait : « Tu n’as pas oublié de dire ta prière au pied de mes topinambours ? » Elle m’avait même autorisée à en cueillir pour porter un bouquet à la maîtresse. Je faisais alors partie des quelques privilégiées de la classe qui avaient fait un cadeau à la maîtresse. Ces fleurs jaunes au cœur brun semblaient me sourire, je crois que c’était la raison qui me faisait si admirative. Soixante ans plus tard, en Tunisie, un pied de topinambour avait fleuri sur le sable, devant l’épicerie et tous mes souvenirs du jardin de Madame Mourtiau avaient afflué derrière mes yeux,

 les topinambours

même l’odeur du fenouil que j’aimais écraser entre mes doigts : les grandes tiges légères avaient colonisé ce jardin qui leur avait été abandonné.

 jardin ensemble

Enfin, deux plantes de ce jardin ont longtemps représenté pour moi la luxuriance : un rosier grimpant aux boutons crème courait sur le mur du jardin bordant la ruelle, des milliers de fleurs s’épanouissaient en mai. Chaque fleur était beaucoup plus modeste que celles du jardin de Madame Poirier, mais il y en avait tant et tant que ce rosier devenait, à cette période, une explosion de blancs crémeux, de blancs tirant sur le jaune. L’autre merveille, près de la porte de la cuisine était un cognassier du Japon aux fleurs rouges, là encore tant et tant de fleurs, tant et tant de nuances de rouge qu’on aurait dit une grande flamme léchant le mur gris de la maison.

le cognacier

Le désordre du jardin des Mourtiau agaçait mon père qui ne comprenait pas que toute cette terre soit laissée aux plantes sauvages, aux plantes qui ne servaient à rien. Mais si, papa, ces merveilles de la nature ont été très utiles à la petite fille que j’étais, elles ont introduit de la poésie dans une vie qui aurait pu être bien grise sans jouets, sans papier pour dessiner, sans livres ou presque…

Souvenirs de Gisèle. Août 2022